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Elles sont lourdes et elles expliquent bien des choses : les tâtonnemens du début ; les insurrections et les répressions ; la longue prépondérance de l’élément militaire et les hésitations à lui substituer l’administration civile ; le régime des communes indigènes, mixtes et de plein exercice ; toute cette organisation compliquée et savante que nous sommes nous-mêmes enclins à critiquer et qui fait hausser les épaules à nos rivaux en matière de colonisation. Ils ont procédé autrement ; ils ont simplifié la question, faisant le vide autour d’eux, là où la population autochtone était clairsemée, se superposant à elle là où elle était trop dense. Ils étaient dans le vrai, dira-t-on. Est-ce bien sûr ? On en peut douter quand on examine quelques-uns des résultats ; quand on voit l’Espagne sans un pouce de terre dans l’Amérique du Sud découverte, conquise et colonisée par elle ; l’Angleterre expulsée des Etats-Unis ; le Canada prêt à se séparer ; l’Australie réclamant son autonomie. Puis et enfin, la question est plus haute : l’homme a des droits, les nations ont des devoirs, et plus ces nations sont civilisées, plus ces devoirs sont impérieux.

Ceci dit, si je compare ce que je vois ici à ce que j’ai vu ailleurs, je constate tout d’abord que la tache entreprise est plus difficile et la marche en avant plus lente ; que, sur certains points, l’œuvre n’est encore qu’ébauchée, mais aussi qu’elle repose sur une base profondément morale et profondément logique. Nous répugnons à la suppression systématique des races subjuguées, à l’extermination savante et aussi à la compression brutale. La cruauté, même utile, nous révolte, et, vainqueurs clémens, nos sympathies vont instinctivement aux vaincus. Nous compliquons ainsi des problèmes que d’autres simplifient. Nous aspirons à les résoudre par la douceur qui gagne les cœurs et non par la force qui anéantit ou asservit les corps.

L’aspect de la foule bigarrée et disparate qui se presse au long des quais et que l’on croise dans les rues confirme cette impression. L’Arabe et le Kabyle, le Maure et le Biskri y coudoient l’Européen en égaux, en gens qui se sentent et se savent chez eux, non pas tolérés et subordonnés. Drapé dans son burnous ou couvert de haillons, l’Arabe passe, silencieux, grand, sec, nerveux, distinct des Maures dans les veines duquel se mélange le sang de tous les peuples qui ont successivement abordé sur ces rives, distinct aussi des Kabyles, à la tête forte, aux yeux bleus, aux lèvres épaisses, travailleurs, industrieux et sobres.

Empaquetée dans son haïk, la femme arabe, instrument de plaisir chez le riche, bête de somme chez le pauvre, circule timidement, à petits pas, comme effarouchée et dépaysée. Gauche sous ses vêtemens qui dénaturent ses formes et gênent ses