Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/644

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouvemens, sous son voile qui donne à sa démarche l’allure hésitante d’un oiseau de nuit égaré en plein jour, on ne voit d’elle qu’un œil furtif et craintif qui trahit des siècles de sujétion et d’infériorité morale.

Juxtaposée à la ville européenne, la Kasba, la ville arabe, abrite les descendans des janissaires et des pirates d’autrefois. Par les larges trouées de rues modernes la civilisation l’envahit. L’un de ses quartiers les plus curieux est à coup sûr celui où se trouvent agglomérées ces maisons interlopes que l’on rencontre dans tous les ports de mer, dans toutes les grandes cités. Il emprunte ici, au cadre étrange et au mélange des races, un aspect singulier, de nature à éveiller l’attention et à impressionner l’imagination. L’occasion s’offrit à moi de le visiter en la compagnie du plus compétent des guides, et je n’eus garde de la laisser échapper. Avec lui, on peut, sans danger, s’aventurer la nuit dans ce dédale de ruelles où grouille tout un monde dont on ne soupçonne pas l’existence, terré qu’il est dans des tanières souterraines, dont les portes closes ne laissent filtrer que d’indistinctes rumeurs. Connu, respecté des louches habitans qu’il soigne depuis des années, le docteur S… est, ici, partout le bienvenu. La porte à laquelle il frappe s’ouvre. De l’intérieur, par un judas pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, on l’a reconnu. Par un couloir étroit on nous introduit dans un vaste sous-sol dallé de marbre. Des colonnes supportent le faix de la maison. Entre ces colonnes, sur des divans d’apparat encadrés de tentures aux vives couleurs, des femmes aux costumes brillans, aux pendeloques bruyantes, sont étendues en des poses d’odalisques.

Les instrumens préludent, les danseuses s’étirent, puis, sur un mode monotone et rythmé, glissent plus qu’elles ne marchent sur le marbre poli. Le rythme s’accentue, les you-you s’accélèrent, les battemens de mains se succèdent, cadencés, rapides, plus rapides encore, entraînant dans leurs vertigineux appels les aimées éperdues dont les voiles tourbillonnent, dont les petits pieds battent fiévreusement les dalles, dont le corps tout entier vibre et frémit sous le violent effort, qui tout à coup cesse et les laisse retomber, affaissées, sur les épais tapis. Ce sont des femmes de la tribu des Ouled-Naïd, que les matelots, par un à peu près plus pittoresque qu’exact, désignent du nom d’« alouettes naïves ». Dans ces antres, elles gagnent leur dot, et, mariées, me dit mon guide, elles seront d’honnêtes femmes et feront d’excellentes mères de famille.

Elles sont nombreuses ; nombreuses aussi les Mauresques, les Kabyles et les Espagnoles. Puis, ce soir, la Kasba est en fête. Deux bâtimens de guerre sont mouillés dans le port, et les