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matelots ont la permission de nuit. Ils sont descendus à terre, lestés de leur paie et impatiens de « courir une bordée. » Sur le seuil étroit de leurs demeures, les filles de l’Islam, adossées au mur et comme figées en une pose hiératique, les regardent passer, sans appels ni provocations. Il en est de belles, très belles même, d’une beauté orientale ; il en est de jolies, fines et gracieuses, toutes muettes en leurs attitudes statuesques, mais avec un énigmatique sourire aux lèvres. Autres sont les espagnoles, agaçantes et bruyantes, accompagnant leurs voix gutturales du cliquetis de leurs castagnettes. La rue qu’elles habitent est la plus surveillée par la police. Les rixes y sont fréquentes ; les femmes y incitent les hommes et elles-mêmes y prennent part. Ça leur est un plaisir, les coups échangés, les couteaux qui brillent et le sang qui coule.

Dans les ruelles étroites du quartier arabe où trois hommes auraient peine à passer de front, des formes voilées circulent et nous frôlent silencieusement. Au-dessus de nos têtes, les maisons, l’une vers l’autre inclinées, se rejoignent presque, blanches, d’un blanc cru, étayées par des poutrelles de thuya. Le jour, un mince filet de lumière, une raie de soleil éclaire ces voies tortueuses ; cette nuit, la lune filtre à travers la fente, rendant plus blanches, plus pâles encore les crayeuses demeures trouées de judas profonds et de portes basses.

Entre ces louches tanières, muettes au dehors, grouillantes de vie à l’intérieur, s’ouvrent, de loin en loin, d’étranges cafés, longs corridors que bordent des bancs étroits et bas, polis par un long usage. Taciturnes et sombres, les hôtes qui les fréquentent dégustent à petites gorgées des tasses d’un café trouble et bouillant que leur sert un vigoureux Arabe aux allures de janissaire. Notre entrée fait sensation. Autour de nous s’échangent des mots inintelligibles, sur nous s’arrêtent des regards méfians. Ils cessent à la vue de notre compagnon qui entre le dernier. Il nous explique l’émoi que nous causons. Nous sommes dans l’un des repaires de la Kasba où l’on se procure, à prix débattu, des témoins complaisans, où l’on racole, au besoin, des « bravi ». Tous ces gens ont eu, ont ou auront maille à partir avec la police, et des visages inconnus ne sont pas pour leur plaire. La présence du docteur S*** les rassure. Ils nous tiennent pour ce que nous sommes, d’inoffensifs curieux. Drapés dans leurs guenilles, les jambes repliées sous eux ou les genoux à la hauteur du menton, ils attendent les cliens d’occasion. A la lueur tremblotante d’une lampe fumeuse, leurs visages immobiles ne reflètent qu’une brutalité bestiale, l’apathie du fauve rassasié et patient, terré, mais aux aguets. Ils suivent d’un œil distrait les formes voilées qui