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étendu de la polyphonie. Libres et puissantes, animées de leur vie propre el se fortifiant mutuellement, les parties concertantes se rapprochent ou se séparent, se heurtent ou se pénètrent, s’accentuent ou s’effacent au gré du compositeur et selon le dessein qu’il s’est proposé. Vous diriez des chemins tracés à travers une forêt magnifique qui, offrant chacun leurs beautés, s’écartent l’un de l’autre pour se croiser ensuite, et s’éloignant de nouveau, ne se rejoignent au but qu’après vous avoir montré dans leurs détours les aspects les plus caractéristiques et les sites les plus variés.

Un programme aussi vaste exige pour être rempli une intelligence d’une ouverture singulière et des inspirations sans cesse renouvelées. C’est avec une aisance naturelle que Bach se meut à travers ces combinaisons. Esprit synthétique, il voit d’ensemble l’expression compliquée de sa pensée, et avec une dialectique vigoureuse, il l’appuie d’argumens irrésistibles ; revenant à la charge, il vous presse, vous convainc par la véhémence éloquente de son génie. Un art infini se montre dans la conduite de son œuvre. Dès les premières mesures, son autorité s’impose : elle se justifie et s’accroît après la noble simplicité de ce début, par l’ordre et la grandeur de ses ordonnances, par la fermeté de son dessin, par la sobriété et le goût sévère de ses ornemens, par la progression graduelle des parties vers la conclusion. Partout vous reconnaissez le maître initié à cette géométrie supérieure qui régit les formes musicales et découvre les lois secrètes sui-vaut lesquelles elles naissent, s’enchaînent et se déduisent les unes des autres dans leurs mouvemens harmonieux. Malgré la logique inflexible qui préside à leur succession, ces formes, chez Bach, ont une grâce et un charme inattendus ; elles restent toujours expressives et vivantes en dépit des contraintes du style fugué auxquelles il a dû les plier. Loin d’y trouver une gêne, il semble, ainsi que l’a remarqué Tonnelle, que « sa verve soit accrue et comme précipitée encore par les rigoureuses entraves dans lesquelles elle est enfermée, comme ces fleuves qui, maintenus entre de fortes digues, se gonflent et s’élancent d’un cours plus impétueux. » Lui aussi, d’ailleurs, bien qu’il connaisse la règle mieux que personne, il sait au besoin l’enfreindre et la dominer. Il est de ceux qui la font, non de ceux qui la subissent. « Le style de Bach, me dit un de nos compositeurs qui, après l’avoir beaucoup pratiqué, l’admire toujours davantage, est rempli de hardiesses qui seraient relevées comme des fautes sous la plume d’un écolier. Ce sont de fausses relations, des retards ou des anticipations d’une dureté insupportable, ou bien des suites de quarte, et de quintes, des notes jetées au milieu d’un accord et