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qui ne sont justifiables par aucune loi de l’harmonie. Et pourtant on accepte tous ces écarts de la part de ce terrible contrepointiste, parce qu’on sent que ces chocs et ces impuretés ne proviennent que de l’exubérance de sa force et de sa liberté. Ils rappellent ces incorrections de langage qu’on rencontre chez nos vieux auteurs et qui semblent parfois plus expressives et plus françaises que la correction même. »

On comprend les mâles séductions qu’exerce un pareil génie et les pures jouissances qu’il réserve à ceux qui goûtent son commerce. C’est tout un monde qu’il a découvert et où ils pénètrent à sa suite. Dans l’immense répertoire de formes musicales qu’il a laissé, tous ses successeurs sont venus puiser tour à tour des enseignemens, et son œuvre gigantesque a été pour eux ce qu’est la Somme de saint Thomas pour les théologiens. Et lorsque, confondu par la grandeur de cet art, on se reporte à l’existence du vieux maître, si laborieuse et si modeste dans sa dignité, et qu’on se représente cet homme simple qui vit isolé, replié sur lui-même dans une ville obscure, voué tout entier à sa chère musique, ne sachant rien du monde et n’en attendant rien, qui chaque dimanche compose pour les offices de sa paroisse quelqu’un de ces chefs-d’œuvre dont le manuscrit ira grossir le nombre de ceux qui se sont amassés peu à peu dans ses tiroirs, sans qu’il s’inquiète de les publier, c’est un sentiment de respect qui s’ajoute à notre admiration.


II

Par une longue succession d’efforts, toutes les parties de l’art musical s’étaient peu à peu perfectionnées, Les divers instrumens de l’orchestre, fixés dans leurs types définitifs, constituaient désormais un ensemble homogène et puissant. De son côté, la langue musicale élaborée par les maîtres avait acquis une souplesse et une plasticité qui lui permettaient d’exprimer les idées les plus variées. Grâce à des ressources si précieuses, la musique instrumentale prenait graduellement conscience de sa force, et des essais réitérés lui avaient révélé les formes de composition qui lui convenaient le mieux, en déterminant les proportions et le caractère de chacune d’elles. Après la chanson, l’air de danse, l’ouverture et le concerto, après la Suite qui souvent offrait réunis tous ces différens morceaux, la Cassation et la Sérénade inauguraient en Allemagne une nouvelle phase du goût musical. Enfin un des fils du maître d’Eisenach, Philippe-Emmanuel Bach, en donnant à la sonate la forme qu’elle a conservée depuis lors,