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Cavour n’en restait pas moins fidèle aux opinions politiques qu’il avait embrassées. Réuni à un groupe d’amis qui les partageait avec lui, il suivait de loin, dans une correspondance qu’il entretenait avec eux, le développement des idées auxquelles il avait donné son adhésion et sa foi. Dans une lettre du mois de mai 1838 il dresse, en quelque sorte, son programme politique, celui auquel il conforma, autant que les circonstances le lui permirent, sa conduite ultérieure ; il avait alors 23 ans, et il n’est que d’autant plus intéressant de rappeler en quels termes il le résumait. Après avoir fait allusion aux troubles suscités en Europe par la révolution de Juillet : « J’ai été longtemps indécis, dit-il, au milieu de ces mouvemens en sens contraire… Après de nombreuses et violentes agitations, j’ai fini par me fixer, comme le pendule, dans le juste milieu… travaillant au progrès de toutes mes forces, mais décidé à ne pas l’acheter au prix d’un bouleversement général, politique et social. Mon état de juste milieu ne m’empêchera cependant pas de désirer le plus tôt possible l’émancipation de l’Italie, des barbares qui l’oppriment, et par suite de prévoir qu’une crise tant soit peu violente est inévitable ; mais cette crise, je la veux avec tous les ménagemens que comporte l’état des choses, et je suis en outre ultra persuadé que les tentatives forcenées des hommes de mouvement ne font que la retarder et la rendre plus chanceuse. » Egalement éloigné des absolutistes et des révolutionnaires, le jeune comte de Cavour n’entrevoit, pour le bien de l’Italie, qu’un double but : le développement de toutes ses forces et son affranchissement de toute domination étrangère ; et c’est ce qu’il a poursuivi, avec passion, jusqu’au terme de sa vie.

Durant les courtes apparitions qu’il faisait à Turin, il se montrait assidu à la légation de France, chez M. de Barante, notre représentant, aimant à respirer, dans ce milieu si suspect aux gouvernans du Piémont, tous hostiles à la monarchie de Juillet, une atmosphère où se dilataient pleinement tous ses instincts. Il y rencontra le comte d’Haussonville, secrétaire de la légation, dont il apprécia les qualités et avec lequel il noua des relations durables. Pour se réconforter plus complètement, il courait parfois à Genève, où résidait la famille de sa mère, heureux de donner un libre cours à ses aspirations dans des entretiens que M. de la Rive a retenus et publiés. « C’est à Genève, a-t-il écrit, que Cavour a étanché la soif de discussion, de mouvement et d’idées qui tourmentait son esprit fatigué de solitude et de silence. » Aussi, répondant à un message du père de M. de la Rive : « Depuis que je vous ai quitté, s’écriait Cavour, je vis dans une espèce d’enfer intellectuel, c’est-à-dire dans un pays où l’intelligence et la science sont réputées choses infernales par qui a