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la bonté de nous gouverner. Oui, voilà bientôt deux mois que je respire une atmosphère remplie d’ignorance et de préjugés, que j’habite une ville où il faut se cacher pour échanger quelques idées qui sortent de la sphère politique et morale où le gouvernement voudrait tenir les esprits enfermés. »

Pendant la longue période de son abstention politique, le comte de Cavour fit plusieurs voyages en France et en Angleterre. A Paris, sa naissance, son origine, ses alliances, ses goûts et même ses opinions le mettaient de pair avec toutes les sommités de la société française de cette époque. Ses relations avec M. de Barante et M. d’Haussonville lui ouvrirent les salons politiques, notamment celui du duc de Broglie, pour lequel il conçut une estime en quelque sorte professionnelle, dont sa correspondance témoigne en plus d’un endroit. Chez Mme de Circourt et chez Mme de Castellane, il rencontra des hommes de toute nuance ; et son amour de la liberté, des luttes politiques, s’y retrempa avec une ardeur nouvelle. Les débats parlementaires le passionnaient, aiguisant ses regrets que son pays fût sevré du spectacle attachant dont il était le témoin. Il était bien, en ce moment, juste milieu. Son admiration allait plus particulièrement à M. Mole et à M. Guizot. Doué d’un caractère affable et jovial, d’un esprit ouvert à toutes les idées généreuses, à tous les perfectionnemens, possédant une parole facile, s’exprimant avec aisance dans notre langue qu’il possédait mieux que la langue italienne, semant sa conversation de vives saillies, d’observations profondes et sensées, il plut et fut agréé partout, même dans les clubs où il s’asseyait aux tables de jeu avec ceux de leurs membres qui en ont fait la célébrité.

En traversant la Manche, il parut oublier la politique pour s’adonner exclusivement à l’étude des questions sociales et économiques. Il avait pour l’Angleterre un goût, une admiration qu’on lui a quelquefois reprochés ; il y voyait la source et l’usage des libres institutions. Son engouement ne l’a cependant égaré en aucune occasion ; il semble même qu’il s’en défiât. « Je suis grand admirateur des Anglais, a-t-il dit ; j’éprouve pour ce peuple une véritable sympathie, car je le considère comme l’avant-garde de la civilisation. Mais sa politique ne m’inspire pas la plus petite confiance. Quand je le vois tendre une main à Metternich et de l’autre exciter les ultra-radicaux en Portugal, en Espagne, en Grèce, j’avoue que je ne me sens pas disposé à croire à son honnêteté politique. » Ce qu’il admirait en Angleterre, c’étaient les progrès de tout ordre et les hommes d’État qui en avaient assuré le bénéfice au pays. Il assista aux luttes de la ligue pour le libre-échange ; il vit sir Robert Peel imposant, à son propre parti,