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isolément maîtriser ; ces salaires auxquels ni les ouvriers, ni les patrons, ni le public, ne peuvent ajouter ou retrancher, c’est cependant l’opinion commune qui les régit, qui en fixe le taux ; mais elle n’est pas libre de le fixer à sa guise, il s’impose à elle.

Pour admettre que les incursions faites, dans ce vaste monde des prix, par des particuliers associés ou par la puissance nationale aient été, je ne dis pas heureuses, — on sait qu’elles furent tout le contraire, — mais simplement efficaces, voire d’une efficacité temporaire et partielle ; pour qu’elles aient en un mot créé des prix factices, il faudrait admettre que l’âme humaine ait changé depuis le moyen âge. Est-il quelqu’un d’assez audacieux pour soutenir que le sentiment de leurs intérêts n’ait pas dirigé les hommes, autrefois comme aujourd’hui, que la conclusion d’un marché ait été aux temps féodaux un combat de générosité ? Se figure-t-on que, dans la sorte de contrat dont nous nous occupons ici, celui qui a pour objet l’achat et la vente de la main-d’œuvre, ce soit une nouveauté que la rivalité des ouvriers et des patrons dans le partage des bénéfices, ce qu’on appelle maintenant « l’antagonisme du capital et du travail » ?

Il serait facile de montrer par mille exemples, si cela n’était bien connu et du reste en dehors de mon sujet, comment ces corporations, tant vantées par certaines écoles, n’avaient d’autre but que le plus grand profit des « maîtres » et comment les ouvriers, qui ne l’ignoraient pas, s’étaient constitués en association de « compagnonnage ». Les compagnons du XVe siècle, comme ceux du XIXe, se plaignaient des exigences égoïstes de leurs patrons ; ceux-ci de leur côté déploraient l’insubordination de leurs ouvriers. Il y avait dans les villes un prolétariat véritable au XVIe siècle ; il joua un grand rôle dans nos luttes politiques et religieuses. Entre 1 400 et 1 500 il y eut des conflits aussi rudes que de nos jours, dans lesquels les ouvriers, armés de bâtons, de dagues et d’épées, usaient de violence contre les maîtres, et contre les compagnons qui ne partageaient pas leurs rancunes. Il y eut des grèves, non pas aussi vastes, mais aussi sérieuses que les nôtres. Pour obtenir un salaire plus élevé, une durée de travail moindre, une nourriture meilleure, des compagnons quittaient une ville en masse, la mettaient au ban et, privées d’ouvriers, certaines industries locales moururent ainsi d’inanition. Sans aller jusqu’aux ruptures ouvertes, c’est une lamentation vieille de six siècles, vieille autant que l’humanité, que celle des patrons gémissant sur ce que les ouvriers « ne travaillent que selon le besoin qu’ils en ont et les ruinent par leurs pratiques. »