Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenant sur l’étroite rampe de la falaise, et à chaque tour de roue, le précipice que nous côtoyons devient plus profond. Notre passage détache des morceaux de pierre, qui dégringolent comme sous le sabot des mules ; parfois même le rebord des wagons plonge sur l’abîme. La petite machine halette et traîne vaillamment son convoi. Elle a l’âme tenace et prudente d’une bonne bête de montagne. Là-bas Iquique, projeté dans les flots, chaude sa carapace bigarrée sous la diffusion rose du soleil. Cavancha s’amincit, s’effile, et coupe de ses toits sombres la ligne harmonieuse de la mer. Sur la grève plate et plaquée d’étincelles planent des corbeaux noirs, et le silence est tel qu’on entendrait le bruit de leurs calmes battemens. Nous passons au-dessus de la d’une amoncelée par l’Océan : la brise muette et les jeux de lumière en font une nappe changeante, tour à tour d’un rose clair et d’un bleu diaphane. De merveilleuses transparences ondoient sur le glissement continu des sables. La pente devient plus raide : le panneau des voitures surplombe le versant abrupt. Mais au moment où nous allons nous enfoncer dans l’intérieur, les montagnes nous apparaissent, dans toute leur aride splendeur, rayées du haut en bas par des bandes parallèles, azurées, jaunes, couleur de safran, lie de vin, vert-de-gris, d’un rouge de pourpre qui déteint. Par là-dessus, la jeune flambée du soleil, et derrière nous, en bas, la plage immobile frangée d’écume et de lavures d’or.

L’éclat de ce spectacle ne tarde pas à s’éteindre. Nous sommes entrés dans la monotonie de la pampa : les collines ne se couvrent plus de riches tentures ; ce ne sont que des mamelons uniformément gris, qui ondulent à l’horizon, sans pittoresque, comme au souffle du vent les tristes vagues d’une mer morte. Le plateau s’étend à perte de vue, et rien n’y arrête le regard que de petites croix blanches, plantées à de rares intervalles. Ce qui reste d’une vie humaine est enfoui là, et ces croix de bois, écrasées par la solitude et le silence de la nature, sont les seuls vestiges que laisse derrière elle l’aventure des hommes, et qui évoquent dans ces lugubres étendues l’idée du désintéressement. J’ai souvent pensé que nous ne valions guère que par le petit gibet qu’on dressait sur notre tombe.

Le train stationne quelques minutes à Santa-Rosa, puis à San-Huan, deux pauvres haltes en planches, dont l’une possède une buvette. Les voyageurs de première s’y précipitent, y flûtent une copita, et l’on repart. À peine a-t-on le temps de voir à gauche, sur le flanc d’une hauteur, comme une plaie noirâtre : ce sont des mines d’argent. Vers dix heures et demie, nous arrivons à la station centrale, où commence la région des salpêtres. La voie