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pommelés, des buttes difformes, des collines plus désolées que les Golgothas de notre imagination, et l’immensité nue balayée par le vent, et, de temps à autre, la sombre horreur d’un terrain défoncé. Du côté du sud, vers l’énorme officine de Lagunas, c’est le même spectacle, avec moins de poussière peut-être et moins de stations. Le soir, à la brise qui s’apaise succède une froide humidité, et la nuit sans crépuscule vous saisit et vous transperce. Tout se mouille, sans même qu’on soit enveloppé de brouillard ; et, malgré cette fraîcheur, qui contraste violemment avec la chaleur du jour, les tombées du jour sont divinement belles et d’une incomparable mélancolie.

Un soir, monté sur une de ces vigoureuses mules que leur force de résistance rend supérieures à tous les chevaux du monde, je fus surpris par l’ombre à une demi-lieue de l’officine où j’étais descendu. Ce fut presque instantané, et, si ma bête n’avait point connu le chemin de son corral, je n’aurais su m’orienter. On n’est pas plus perdu sur l’Océan. Les formes qui m’entouraient s’étaient exagérées, et, tandis qu’un reflet d’incendie courait encore au ras du ciel, les monticules érigeaient des découpures de vieux bastions en ruines ; les ondulations du sable donnaient à l’étendue l’aspect d’un énorme cimetière persan, où, seules, les bosses du terrain révèlent les tombes ; et, vers l’Occident, des traînées lilas fuyaient, dernières pensées de la lumière. Sur ma tête un collier d’étoiles s’égrena. Ma mule, dont les oreilles pointaient, fut effrayée des lueurs d’ivoire que faisaient à ses pieds de grandes carcasses d’animaux nettoyées par les oiseaux de proie. Heureusement ce qui l’inquiétait me rassura. Je m’aperçus à ces ossemens que je me trouvais tout près de l’officine. Le désert n’a point d’écho, et le grondement des machines n’arrivait pas jusqu’à moi.

Les matins sont humides comme les soirs, mais moins traîtres. C’est l’unique moment de la journée où l’on se sente heureux de vivre. Pas de vent, pas de poussière, et l’invisible bruine, qui vous imprègne, s’évaporera au premier rayon de soleil. Les tons du ciel ont des finesses que nous ne connaissons pas en Europe. Je l’ai vu dès six heures du matin moucheté de flocons d’opale où nageaient des paillettes d’or mat. Nul pinceau ne rendra jamais le nacarat de son aurore, ses nuées de tulle et de soie, ses éparpillemens de dentelles mauves, son infinie douceur de paille rosée, et surtout cet alanguissement de toutes les colorations, qui, à mesure que le soleil grandit, se fondent dans une incandescence diamantée. Et il semble que les âmes soient pareilles au firmament : capables de nuances à leur réveil, elles adoucissent les visages, diversifient les regards ; puis la journée s’avance, les