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traits se contractent, et le perpétuel flamboiement de l’horizon imprime aux prunelles une pâle fixité.

Vers dix heures, le mensonge des mirages guette le voyageur. Il peut être cruel pour la caravane épuisée, qui n’attend son salut que de la rencontre d’une oasis ; mais ici, où l’on n’a jamais à craindre les longues erreurs, je le trouve simplement délicieux. Vous distinguez, environ à cinq cents mètres et avec une telle précision qu’un artiste pourrait peindre cette chimère, des arbres, des espèces de peupliers, dont le tronc se mire et dont les feuilles tremblent dans l’eau. Ils se groupent, forment une haie ou un bocage ; on y entrevoit des éclaircies, et de hautes herbes poussent à leur pied. Rien ne les figurerait mieux qu’un fusain d’Allongé, un de ces fusains, aérés par de la lumière, et dont les reflets dessinent dans la transparence d’un fleuve un paysage à la fois précis et flou. C’est leur couleur, du moins la couleur de ceux qui m’ont apparu, qui me les fait plutôt comparer à des fusains qu’à des aquarelles. Et là encore on dirait que l’optique complote ses ruses de manière à mieux nous abuser. Ces arbres de songe ont exactement les mêmes tons gris et sombres que les bouquets de tamaris. Mais l’eau qui frissonne autour d’eux les baigne de fraîcheur. On sait qu’ils n’existent pas, on ne les en aime pas moins. S’ils existaient vraiment, rompraient-ils avec plus d’agrément l’uniformité de la morne plaine ? Ils sont comme la poésie du désert. Je m’imagine que cette âpre nature, engourdie par la chaleur, s’endort de lassitude et qu’elle rêve. Elle rêve qu’il lui manque de l’ombrage, le chant des oiseaux, le murmure des eaux courantes, qu’elle n’a point d’arbres dont le bruissement exprime ses plaintes, point de rivière qui satisfasse ses besoins d’expansion, point d’herbages dont le mouvant bouclier la protège des flèches du soleil. Son rêve prend forme, voltige sur son front brûlant ; et ce que nous voyons n’est que le fantôme de son désir.

Je sais encore d’autres mirages. Est-il possible de traverser ces solitudes, sans y revoir les premiers aventuriers qui s’y hasardèrent, les rudes coquins d’Espagne, que le poète José Maria de Heredia élève à la dignité de héros ? Leur souvenir plane, comme un oiseau de proie, sur toute cette région ; et les salpêtriers, qui sont cependant avares d’inutiles enthousiasmes, s’émerveillent encore que les cavaliers d’Almagro aient affronté ce lugubre désert. Il est certain que la retraite des Dix mille n’est plus qu’une partie de campagne à côté de leur expédition. Ce fut en 1535 qu’Almagro, associé de Pizarre dans la conquête du Pérou, et un peu moins scélérat que lui, décida de marcher vers les terres du Sud, que la légende et la convoitise de ces bandits