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fonctionnement. Lagunas, Rosario de Huara, San Jorje, Santa Luisa, sont des villes féodales avec citadelle et château fort. On y travaille jour et nuit : les machines ne s’arrêtent point de mugir, les hommes de s’user et les capitaux de s’accroître.

Mais si les anciens conquérans étaient possédés, ainsi que les modernes, de la passion des richesses, ils avaient cette supériorité de la masquer d’un souci religieux, suprême hommage rendu au désintéressement. Leur poursuite de l’Eldorado affectait un air de croisade. Cortès au Mexique, Pizarre au Pérou, Valdivia au Chili, plantaient la croix, le soir de la victoire, fondaient des cloches, bâtissaient des églises, et parfois un homme juste, un Gasca, sortait de leurs rangs et tentait d’évangéliser triomphateurs et vaincus. Nous sommes aujourd’hui plus pratiques, et, loin de le considérer comme un progrès, le cynisme avec lequel s’étale notre culte de l’or me semble plutôt le signe d’une singulière décadence morale. D’un bout à l’autre de la pampa, dans tous ces villages, dans tous ces fiefs de salitreros, vous ne trouverez pas une seule chapelle, pas un seul temple, pas même une synagogue, une petite synagogue ! Les vingt mille âmes de Tarapaca n’ont d’autre clocher que leurs tuyaux d’usines. Le clergé, chilien ou bolivien, que j’ai entrevu, ne me semble pas un excellent éducateur. Il ne prêche guère d’exemple. Mais on ne peut dire que tant vaut le curé, tant vaut l’église. Le symbole religieux, quelque grossière interprétation qu’on en donne, contient toujours un germe de moralité supérieure.

En tout cas son absence révèle chez les maîtres du pays un extraordinaire mépris de tout ce qui n’est pas le gain matériel. Et pourtant aux dernières lueurs du soleil couchant, les officines s’élèvent dans le silence de la plate étendue avec la même sérénité qu’au milieu des plages bretonnes le Mont Saint-Michel et l’île de Tombelaine. Que de fois ce rapprochement s’est imposé à mon esprit et m’a reporté à cinq mille lieues en arrière, dans l’adorable pays de la ferveur naïve, où le coche d’Avranches « fait claquer son fouet comme un vif éclair » ! Ah ! magie des choses, divin prestige du ciel, même sur un sol aride, tu revêts les pires travaux de l’homme d’une mélancolie grandiose qui en dissimule l’impiété ! L’usine qui dévore de pauvres êtres, au profit de quelques jouisseurs, il suffit d’un caprice de lumière, pour qu’elle se transforme en une pensée de croyant dressée, dans le bois ou le roc, vers l’azur infini.


ANDRE BELLESSORT.