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enrichissaient de fantastiques trésors. Ils venaient de piller le royaume des Incas, mais rien ne les rassasiait. Almagro partit donc et suivit à l’aller la grande route militaire des Fils du Soleil. Quand ils eurent massacré des Indiens, mangé leurs chevaux et laissé bon nombre des leurs dans les ravins et les précipices des Andes, ils arrivèrent à Coquimbo, et, déçus par leurs éclaireurs, ils résolurent de rebrousser chemin. Ils revinrent alors le long de la côte et s’engagèrent dans les déserts d’Atacama et de Tarapaca. Ils marchèrent ainsi plus de deux cents lieues sans trouver une oasis. Ils ne se doutaient guère, en passant dans la pampa d’Iquique, qu’ils foulaient des millions futurs. Leurs appétits ne connaissaient que la terre qui produit l’or… I como no le parecio bien la tierra por no ser quajada de oro. Comment s’approvisionnèrent-ils ? Comment, éreintés déjà par l’escalade des Cordillères, résistèrent-ils à la soif et au soleil ? Je ne crois pas que l’homme ait jamais dépensé plus de volonté sauvage. Tout ce que la bête humaine, altérée d’argent, peut faire, ces écumeurs de terres vierges l’ont réalisé. S’ils avaient été soutenus dans leurs prodiges par une idée de sacrifice ou d’amour, ce désert serait sacré. Il y faudrait bâtir un temple à l’Energie humaine. Tous les historiens, même les descendans des vaincus qui ont écrit l’histoire, se sont récriés d’admiration devant cette marche invraisemblable d’un corps d’armée dans l’affreuse pampa des salpêtres. Les conquérans n’accomplirent point d’exploit plus étrange et aussi plus stérile, si ce n’est Gonzalo Pizarre en son exploration des pays de la cannelle, au Brésil, et ce traître d’Orellana, qui l’abandonna pour se lancer sur l’Amazone, et, dans un méchant bateau de bois vert, brava les rochers, les rapides, et descendit jusqu’à l’Océan. Alors les esprits ne distinguaient ni les démarcations de la fable et de la vérité, ni les frontières du possible et de l’irréalisable. La horde espagnole qui s’abattit sur le Nouveau Monde recula si loin les bornes de l’effort permis qu’elle ne les discerna plus.

Les temps sont changés, mais on retrouve toujours au fond de ceux qui accaparèrent l’héritage des Almagro et qui l’exploitent, un peu de leur indomptable ténacité et leur folie d’entreprises gigantesques. Ces gens-là voient grand, et le plus fameux des salpêtriers, celui qu’on appelle le Roi du salpêtre, North, me paraît comme le Pizarre de l’industrie contemporaine. Il a son même goût de gaspillage effréné, sa même avarice, moins pour amasser que pour dissiper. Je me souviens d’une phrase de Prescott dans son chef-d’œuvre de la Conquête du Pérou : « Il y a, s’écrie-t-il, quelque chose qui accable l’imagination dans cette guerre contre la nature. » C’est le sentiment qu’on éprouve quand on visite les vastes officines de la pampa et qu’on assiste à leur