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JEAN D’AGRÈVE

DERNIERE PARTIE (l)

QUARTS DE NUIT

En mer, à bord du « Mytho », — 25 avril. — Le navire a pris sa route par le travers des îles. On voit flamber derrière nous les hautes murailles de roche incendiées de soleil ; elles ceignent le plateau de l’île d’Or, autel de sacrifice où montent les flammes qui vont le consumer. Le soir les éteint, un de ces soirs délicieux sur les terres marines : insensiblement, tel un amour qui fuit d’un cœur, la lumière abandonne le ciel encore tendre, déjà refroidi, glacé de lilas et de rose. Là haut, la Vigie, très distincte sur la crête, blanche, pâle, reproche de fantôme qui tend les bras. Il ne glissera plus devant moi sur les eaux, le fantôme toujours poursuivi, je le laisse dans cette tombe où j’ai tant vécu. — Ce bateau aurait bien pu m’épargner la cruauté de cette dernière vision. Nous gagnons la haute mer. La brume noie le fantôme. Plus d’île, plus de France, plus rien. — Je suis allé sur l’avant, jusqu’à l’étrave ; j’ai aspiré à pleins poumons les souffles enivrants du large : sous leur coup de fouet, le sang rapporte une allégresse physique au cœur désolé. La mer me grise comme d’autres le vin.

Décidément, la douleur est riche de formes multiples. Pourquoi la mienne n’est-elle plus cet abattement consterné d’il y a trois mois, dans la chambre d’auberge parisienne ? Heure autre-

(I) Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1896, et du 1er janvier 1897.