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ment grave pourtant, coupure de vie plus profonde, peut-être irrémédiable. Faut-il croire que le moins abattu est toujours celui qui part, qui agit, qui… eh bien ! oui, j’écrirai l’affreux mot, celui qui abandonne, — laissant le pire lot à celui qui reste, inerte et passif, dans la solitude léguée par l’absent ?

Il ne faut rien croire, on ne sait rien, il ne faut pas penser. Je ne vois pas dans mon âme, il y fait noir comme sur cette mer. En avant ! Vorwärts ! Je me le rappelle, ce cri rauque des soldats allemands qui emmenaient quelques-uns des nôtres, après la sortie malheureuse du fort d’Issy : ils harcelaient de cet aiguillon les prisonniers qu’ils poussaient à leur bivouac. Vorwärts ! crie de même une voix dure qui nous chasse : nous allons de l’avant, prisonniers de nos fautes et des Forces invincibles.

Mer de Sicile. — Avril. — Partout, sur cette route, les impressions d’autrefois se lèvent des lieux reconnus. Je les revois dans l’enchantement de leur recul, à travers ce prisme maudit où tout ce qui n’est plus s’illumine, uniquement parce que cela n’est plus ; où tout se décolore dans le présent par la perpétuelle comparaison avec le radieux passé. Si je m’aime, je n’aime qu’un moi mort. — Qu’elles sont vivantes, ces impressions ! D’hier, semble-t-il. Il y a pourtant vingt bonnes années que le Château-Renault m’a promené pour la première fois dans ces parages. Les souvenirs d’alors se mêlent à d’autres, un peu plus récents ; mais tous sourient ou pleurent sur le même plan de ciel perdu.

Le Mytho a traversé le bouquet embaumé des îles Lipari ; comme jadis, le parfum de leurs orangers en fleur flotte loin sur la mer, suit et enveloppe le navire. Rien ne fixe et ne ressuscite le souvenir aussi sûrement que les parfums… Nous accompagnions l’Impératrice à l’inauguration du canal de Suez : au jour déclinant, sur cette même soie d’argent bleu diamantée par le soleil oblique, on entrait dans les Lipari, dans cette même caresse d’une brise alanguie, exhalée par la terre odorante des arbustes en fleur. Elles s’écrient toutes, sur le pont : — « C’est trop exquis, il ne faudrait plus bouger ! » — Le commandant, toujours galant, s’élance sur la passerelle, ordonne à la machine de ralentir : — « À quinze tours ! » Le bateau se meut à peine, glisse lentement entre ces îles ensorceleuses. La jolie marquise, ma conquête du bal de la Marine, se met au piano, elle joue la sérénade de Schubert ; puis, c’est l’envolée d’une valse, — elles