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écrasées ? Elle n’a pas changé, la mer de Chine : toujours dure. D’énormes lames de houle accourent, se dressent, se ruent sur la poupe, s’effondrent en creusant un abîme sous la quille ; au rude heurt de ces montagnes d’eau, on entend geindre et craquer la membrure. Le Mœris porte ses huniers de vent arrière, il se balance, il bondit, ce léviathan est agile. Une menaçante barre de houle semble lui refuser le passage ; il prend son élan comme un cheval de course devant l’obstacle , le bon bateau , il monte et replonge avec un tressaillement nerveux, il repart de sa folle allure. Bruits et colères qui ne s’élèvent pas bien haut ; un semis de poudre d’argent brille au firmament, les astres accomplissent paisiblement leur évolution silencieuse. On a hissé les feux de route ; de l’arrière, l’œil confond ces lueurs avec les étoiles qui dansent entre les mâts secoués, passent et disparaissent dans le treillis mouvant des vergues, des haubans, comme si elles jouaient curieusement autour de ces petites sœurs inconnues. — Elles jouaient de même, entre les branches des grands pins, autour du fanal qu’on allumait le soir au mât de la Vigie : « Notre étoile, que les autres envient là-haut », disait la voix. Arrière, arrière, souvenirs !

À bord du « Bayard », Haïphong. — 2 juin. — L’amiral m’a fait un accueil de bon augure. J’ai pris ce matin mon service auprès de lui. Je retrouve sur le Bayard d’anciennes connaissances, quelques-uns de ces officiers ont depuis longtemps conquis mon estime. Ils me mettent au courant des événements. Ils sont tous furieux, ici : je n’entends qu’imprécations contre l’ignorance ou la couardise de nos gouvernants. On se laisse duper par les Chinois, on a perdu une occasion magnifique de leur rogner les griffes pour vingt ans. À terre, au Tonkin, tout va de mal en pis, depuis qu’on a retiré la direction à la Marine pour la donner à la Guerre ; l’incapacité des chefs est notoire, ils gâchent la situation rétablie après Sontay par notre amiral. Nous, nous allons continuer notre besogne de gendarmes, muser après quelques sampangs de pirates ; on nous inutilise systématiquement… Je reconnais le milieu, ces belles ardeurs et ces belles colères des hommes dévoués à une tâche particulière, arrêtés au moment de l’accomplir. Ils ne voient que cette tâche, ils maudissent le frein serré par le mécanicien qui voit l’ensemble, les contre-coups, la nécessité de temporiser. Quelques jours encore, et je penserai,