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JEAN D'AGRÈVE.

je parlerai comme mes camarades, emballé à leur exemple, regardant le monde comme eux par les verres de la lunette du bord.

Il n’est plus question de remonter au Nord. Il faut pourtant que je fasse demander à Hong-Kong si le câble n’a rien transmis à mon adresse.

18 juin. — La mouche nous rejoint avec les dépêches. Je savais déjà qu’il n’y avait pas de télégramme pour moi : elle n’a pas même pensé à me télégraphier ! Rien, non plus, par le courrier de France parti de Marseille le 11 mai, arrivé à Hong-Kong avant hier 16. Elle n’écrit même plus ! C’est l’abandon, l’oubli nettement signifié ; parce que j’ai obéi à mon devoir imprescriptible de soldat, comme elle avait obéi au sien. Pourtant, j’ai écrit, moi, de toutes les escales ; si je ne le fais pas cette fois, c’est qu’autant vaudrait jeter une pierre dans la nuit, sans prévoir où et comment elle tombera, au risque de compromettre une vie refaite à mon insu. Le ciel m’est témoin que j’aurais donné cher pour apercevoir sur une de ces enveloppes le petit timbre bleu de Russie. — Je suis quitté. — Ah ! je ne l’ai jamais sentie si profondément en moi ! Je la veux plus follement, depuis que je suis certain de son ingratitude, depuis qu’elle a pris si vite son parti de la rupture de nos liens. Je me raidis, je triompherai. Mais il y a encore des soirées terribles, des heures où je demande grâce et pitié à la froide oublieuse.

Haïphong, — 2 juillet. — Les affaires ont subitement changé de face. Le guet-apens de Bac Le a achevé d’ouvrir les yeux à nos aveugles. Enfin ! la guerre leur apparaît inévitable. Nous attendons d’heure en heure l’ordre d’appareiller. L’amiral voudrait frapper un grand coup dans la rivière Min ; la flotte chinoise est concentrée là, il faut aller la détruire sous les canons de son arsenal, à Fou-Tchéou. Je viens de réfléchir tout le jour sur le plan de notre chef ; c’est le seul qui ait le sens commun. Les équipages sont merveilleux d’entrain, les officiers tout à la joie. Pourvu qu’ils ne nous arrêtent plus, les diplomates de Pékin et les généraux de Hanoï !

Le câble me passe une triste nouvelle : mon vieil oncle Kermaheuc a succombé à la maladie qui le minait. Il était ma dernière attache à la souche natale, au passé des jours d’enfance. Je le revois à tous les tournants de ma vie, comme un bon pilote à