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la barre d’un rafiau qui gouverne mal. C’est lui qui m’avait voué à la servitude de la mer. Va-t-elle enfin me payer de tous les sacrifices que je lui ai faits ? Le pauvre homme laisse des étoiles tombées dans l’eau, comme il aimait à dire. Son rêve était de me voir les repêcher. Pourquoi pas ? Elle va enfin sonner, l’heure qui me permettra de donner ma mesure. Si celle-là ne me trompait pas comme les autres ? En route, et à bientôt le branle-bas !

HÉLÈNE À JEAN
« Hyères, ce 11 mai.

« Jean, ce n’est pas bien !

« Que vous ai-je fait pour me frapper ainsi ? Je vous ai aimé, je vous aime de toutes les forces de mon être. Je vous ai cherché longtemps, je me suis donnée avant que vous ne me demandiez, j’ai tout brisé dans ma vie pour n’appartenir qu’à vous. J’étais bien peu de chose, sans doute ; mais le peu que j’étais, vous l’aviez agréé, vous m’avez dit mille fois que je vous suffisais, j’ai cru en votre parole. Vous étiez pour moi tout ce qu’il y avait de bon et de beau dans la création de Dieu. Je vous adorais comme j’adorais enfant Celui dont on m’apprenait qu’il avait fait le monde et moi. Enfin, vous étiez tout, vous le savez bien, et vous l’êtes encore ; j’étais, je reste vôtre, et vous me frappez sans pitié ! Vous m’abandonnez, au moment où je m’apporte toute à vous, pour toujours, dans la première joie complète de ma vie. Vous me quittez comme une rencontrée d’un soir, sans une explication, sans un mot, avec cette affreuse brutalité…

« Oh ! je ne peux pas croire, il y a quelque chose que je ne comprends pas ; mais ce n’est pas de vous, cela, de vous que j’ai connu si délicat, si tendre ; de vous qui me traitiez comme une reine, les jours où vous ne vouliez baiser que mes pieds. Non, c’est impossible, je ne veux pas, je ne peux pas vous mépriser. Je vous aimerais encore, même dans cette indignité, c’est plus fort que moi ; mais je ne vous en croirai jamais capable.

« Et cependant, que dois-je penser ? Vous représentez-vous mon martyre, pendant ces dernières journées ? Toutes mes douleurs passées étaient à peine des contrariétés, auprès de la passion que je viens de souffrir. À Pétersbourg, je n’ai rien reçu de vous ; je m’expliquais ce silence ; je ne pouvais guère espérer là-bas votre réponse à la lettre qui vous annonçait ma libération,