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assortis. On a vu un être, à tâtons, ramper vers elle, l’arracher et la dévorer. Quel est cet être? dites : Je ne sais, c’est un acte impulsif. Mais on l’a vu arracher cette plante et l’enfouir, près de là, pour la retrouver. Quel est cet être? — Je ne sais. Il y a beaucoup d’animaux qui enfouissent leur butin ou leur nourriture. C’est un acte sur les confins de la raison. — Mais on l’a vu demeurer devant cette plante, longtemps, à l’admirer. Quel est cet être? — Je le sais. C’était un homme. Le sentiment esthétique est là.

Et comme c’est là le propre de l’homme, rien d’humain ne doit échapper à ses prises. Munie de cet instrument d’étude, toute philosophie réellement complète examinera, dans chaque action ou idée qui lui est soumise, la part qu’y prend la nature et le rôle qu’y joue la beauté. Elle recherchera dans les âmes les lignes des paysages que les yeux ont contemplés. Elle recherchera dans les cœurs les volontés que l’aspect brillant ou terne des minéraux y a déposées. Si elle est curieuse de causes finales, elle ne dira pas, lorsqu’elle se trouve en présence de « rocs sourcilleux », comme ce penseur de jadis : « A quoi peuvent-ils bien servir?... Ah! ils servent de refuge aux bêtes! » — mais elle étudiera s’ils ne semblent pas « bâtis pour la race humaine tout entière, tout comme les écoles et les cathédrales, s’ils ne sont pas des trésors d’un manuscrit illustré pour l’écolier, de bonnes et simples leçons pour l’ouvrier, de tranquilles retraites, en leurs pâles cloîtres, pour le penseur. » Elle se demandera si l’histoire des sommets de la terre n’est pas intimement liée à l’histoire des sommets de la pensée, si l’on peut justement refuser d’attribuer aux spectacles montagneux quelque part de ce qui donna aux Grecs et aux Italiens leur rôle de conducteurs intellectuels parmi les nations de l’Europe. Elle notera, par exemple, « qu’il n’y a pas un seul coin de terre de chacune de ces deux contrées dont on n’aperçoive pas des montagnes : presque toujours celles-ci forment le trait principal du paysage. Les profils des montagnes de Sparte, Corinthe, Athènes, Rome, Florence, Pise, Vérone sont d’une beauté consommée ; et quelque aversion ou mépris qu’on puisse démêler dans l’esprit des Grecs pour la rudesse des montagnes, le fait qu’ils ont placé le sanctuaire d’Apollon sous les rochers de Delphes et son trône sur le Parnasse est un témoignage qu’ils attribuaient le meilleur de leur inspiration intellectuelle à l’influence des montagnes.

« C’est d’elles aussi que sont nées les plus jolies fictions de la