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survint avec la rapidité de la foudre. Il fait un tableau pathétique de l’état de ces pauvres Américains d’alors, qui se vantaient si faussement d’être égaux et libres. Ils ne l’étaient de fait ni devant la loi, ni nulle part, sauf eu politique, chacun étant admis au vote, ce qui, vu la puissance de l’argent, avait pour résultat l’horrible corruption que l’on sait. Au temps où la république était toute neuve, le combat pour la richesse, qui n’aboutit d’ailleurs qu’à l’inégalité dans tous les cas, offrait encore quelques chances aux pionniers intrépides, mais les capitalistes s’étaient peu à peu réservé toutes ces chances-là ; il n’était plus question que de monopoles, de syndicats, d’accaparemens variés.

Et pourquoi la masse des misérables, étant libre de voter, ne mettait-elle pas un terme immédiat à cet état de choses ? Parce qu’on lui avait persuadé que la régulation du commerce et de l’industrie n’avait rien à faire avec le gouvernement.

Les gens éclairés du XXe siècle, — et tous sont éclairés dans ce siècle-là, — ne comprennent pas comment, après avoir renversé les rois et pris la direction des affaires, le peuple avait pu consentir à renoncer au contrôle de ses intérêts les plus importans. Ils ont peine à en croire là-dessus le témoignage des historiens, et toutes les réponses, que fait à leurs questions l’espèce de revenant d’une époque disparue qui a surgi parmi eux, ajoutent à cette stupéfaction : — Ainsi les capitalistes, investis d’un pouvoir égal à celui des rois et encore moins désintéressés que ceux-ci, qui faisaient du moins profession de travailler au bonheur de leurs sujets comme un père travaille à celui de ses enfans ; ainsi ce gouvernement de ploutocrates, le plus irresponsable, le plus despotique de tous, était maintenu au nom de la liberté, liberté de l’initiative économique par l’individu ?… Quel incroyable aveuglement !

Julian West est malhabile à plaider la cause du passé tout autant que dans Looking backward. Il explique lorsqu’on lui demande ce que faisait le gouvernement proprement dit, le gouvernement du peuple, que celui-ci était bien assez embarrassé de maintenir la paix, car l’inégalité des conditions produisait mille causes d’envie, de haine, de vengeance et de désespoir, en somme toutes les passions mauvaises. Et, pour imposer quelque contrainte à ces fureurs, il fallait des soldats, une police, des juges, des geôliers, des lois destinées à régler les différends. Ajoutez à cela une multitude repoussante de bandits, dégradés