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par la faim qui les rendait ennemis de la société et contre lesquels force était d’agir impitoyablement. Réprimer, châtier, contraindre, le gouvernement d’autrefois ne faisait que cela, sans se rendre compte que c’était peine perdue, qu’il était aux prises avec un chaos social, résultat de la détestable organisation du système économique auquel manquaient les bases de la justice.

Il paraît étonnant qu’au lieu de médire ainsi de l’époque qui fut la sienne, Julian n’essaye pas quelquefois d’évoquer ce qu’elle eut de bon ou d’excusable. Nos préjugés ne tombent pas d’un coup devant l’aurore, si brillante qu’elle soit, d’une ère nouvelle qui nous est complètement étrangère ; et les plus admirables progrès entraînent toujours avec eux quelques pertes qu’il serait permis de déplorer. Mais les personnages de M. Bellamy n’ont pas de caractère personnel ; ce ne sont que des manières de porte-voix destinés à soulever à son gré contre la manière de voir qui est la sienne, de faibles objections qu’il anéantit en de triomphantes répliques. Julian West est toujours réduit au silence et finit immanquablement par comprendre et par admirer.

On lui fait admettre sans peine les idées qui de son temps étaient considérées comme subversives, à savoir que l’inégalité des fortunes détruit toute liberté ; que le capital privé est volé au fonds social, et ce millionnaire d’antan ôte respectueusement son chapeau à un groupe de taille héroïque, ornement du Parc futur, de l’impérissable Common, de Boston, qui représente des grévistes, les bras croisés auprès de leurs outils inutiles. Car ceux-là, lui dit-on, sont les premiers martyrs de l’industrie coopérative et de l’égalité économique. Ils ne savaient pas au juste ce qu’ils faisaient ; — les révolutionnaires en commençant ne le savent jamais ! — n’importe, ils ont donné leur vie pour résister à l’oppression, ce qui vaut mieux que toute la rhétorique du monde. Sans eux, sans la révolution qu’ils ont faite, rien n’existait plus sur la terre pour résister à l’omnipotence du capital. Les souverains ayant été précipités de leurs trônes, le commerce international ayant abattu l’obstacle des frontières, le monde entier étant devenu un champ immense d’entreprises financières, le pouvoir centralisé de l’argent ne pouvait manquer de s’imposer ; on arrivait à quelque chose comme une oligarchie de capitalistes fondée par un petit groupe. Les Alexandre et les Napoléon eussent été dorénavant des banquiers. C’eût été là le gouvernement du monde. La grande révolution a balayé cette ignominie ; elle a rétabli le règne de la justice, car