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jaunes. Au bivouac, un sergent lui désigna la tente du capitaine Védel. Elle était plus blanche que ses voisines, tendue avec plus de soin sur un tertre entouré d’ingénieuses rigoles. Védel était assis sur un pliant. Il recousait avec du gros fil un bouton à sa capote. Des écorchures sillonnaient ses fortes mains rouges.

— Tu es tombé ?

— Dans les pierres, à l’attaque du château de Ladonchamps. Il raconta l’affaire. Ses partisans étaient de rudes gars ! Mais quelle misère que de pareils hommes eussent faim ! Beaucoup de soldats sans armes allaient déterrer des pommes de terre, près des avant-postes ennemis, qui laissaient faire. Par exemple, au 4e corps, à Lessy, de pauvres diables de lignards avaient été dupes de leur convoitise. Les Allemands avaient hissé un drapeau blanc, tendu de belles miches de pain croustillantes, d’appétissans quartiers de lard, en criant : « Bons Frantsous, camarates, nix capout ! » Les nôtres, un, puis dix, puis cinquante, s’étaient avancés ; on les avait harponnés, retenus prisonniers.

— Crois-tu ! fit Védel indigné. Les Prussiens appellent ça la pêche aux renseignemens.

Le pire est qu’affamés certains se faisaient prendre exprès, désertaient même. Il rappela d’autres tours de l’ennemi, les uns, gais : à Ladonchamps, une batterie qu’on redoutait de loin, se trouvait composée de longs tuyaux de poêle montés sur des avant-trains de charrues. D’autres, sinistres : des détachemens en pleine bataille, levant la crosse en l’air et, quand on s’approchait sans défiance, épaulant et faisant feu. Il soupçonna les Prussiens d’employer des balles explosibles ; il réclamait une guerre loyale.

Hospitalier, il força son cousin à accepter un « rafraîchissement », un « quart » d’eau-de-vie et d’eau, sucré avec des dragées. Du Breuil éprouvait un réel plaisir à le voir s’agiter, parler de la prochaine sortie. Ce n’est pas lui qui se tourmentait de savoir si Bourbaki allait revenir, si Bazaine négociait ! La propreté, la nourriture, l’entretien de sa compagnie, seuls, le préoccupaient.

— Judin va mieux, dit-il. Il s’en tirera, grâce à cette bonne Mlle Sorbet. Mais dans les ambulances, c’est terrible ; presque tous les amputés succombent à la diarrhée ou au typhus. La pourriture d’hôpital nettoie les autres.

Il regarda Du Breuil dans les yeux, avec une bonne figure énergique :