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Autant que le génie philosophique, le génie musical connaît cette transposition de l’idéal et du réel, et l’opère. Remplacez le mot : pensées par le mot : sentimens, dans la phrase transcrite et soulignée ci-dessus, elle se trouvera définir l’idéalisme en musique aussi précisément que l’idéalisme en philosophie. Pour la musique encore plus que pour les autres arts, le réel prétendu devient signe et symbole, et ce sont les sentimens seuls qu’elle estime de véritables existences. La réalité, la vérité du sentiment, voilà par où les grands idéalistes que sont les grands musiciens, sont aussi de grands réalistes, ou plutôt de grands véridiques. À cette idéale vérité, jamais aucun d’eux n’a manqué. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer et en quelque sorte de rapporter leurs chefs-d’œuvre à nos passions, ce que nous éprouvons à ce qu’ils expriment. Eternellement assise au bord du chemin, l’humanité demande éternellement : Est-il une douleur, une joie, un rêve, une âme enfin pareille à mon âme, à mon rêve, à ma joie et à ma douleur ? Quelquefois passe un passant qui chante : il n’est grand et son nom ne demeure, il ne s’appelle Wagner, Beethoven, Mozart, Bach ou Palestrina, que si l’humanité s’est reconnue dans ses chants.

Et dans leurs chants à tous l’humanité s’est reconnue et se reconnaît encore. Elle continue d’y retrouver le fond et l’essence d’elle-même, l’être de son être, cette vie idéale qui constitue la plus absolue réalité de sa vie, tout ce qui fait enfin qu’elle est non pas la matière, ou la nature, mais l’humanité. Voilà tout l’objet de la musique. Son habituelle démarche et son progrès incessant consistent à remonter les degrés et intériorité, « à revenir, comme disent si bien les mystiques, du dehors au dedans, et du dedans à ce qui est plus haut : ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora[1]. Pour conclure et peut-être pour définir la musique, en tout cas pour la glorifier, il suffit de changer quelques mots à la phrase célèbre de Joubert et de dire : Plus une note, un accord, une mélodie, un rythme, une sonorité, plus tout cela ressemble à un sentiment, à une âme, plus tout cela est idéal, plus aussi tout cela est réel, plus enfin tout cela est beau.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. P. Gratry.