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sérieuse d’Antoinette Bourignon[1]. Elle seule eut, avant M. Salomon Reinach, la patience et le courage de lire jusqu’au bout les ouvrages aussi obscurs que volumineux de cette mystique et elle en tira un petit livre anonyme qui mériterait d’être mieux connu. Peut-être la Prophétesse des derniers temps avait- elle conduit par la main son admiratrice vers cette autre Prophétesse, la Mère Ann ; peut-être aussi les théories illusoires de l’époque saint-simonienne qui avaient en sa jeunesse vaguement attiré, sans la séduire, la personne intéressante dont je parle, lui suggérèrent-elles l’envie d’aller dans un autre hémisphère chercher le vrai secret de la fraternité humaine. Quoi qu’il en fût. elle ne demeura pas longtemps citoyenne du terrestre royaume de Dieu, elle ne put s’enfermer dans ce cercle d’humbles occupations agricoles et mécaniques où elle était fort maladroite et en voulut sans doute aux bons Shakers, qui prétendent avoir reçu le même privilège que les apôtres au jour de la Pentecôte, de ne pas se mettre à parler sa langue, puisqu’elle savait fort mal l’anglais ; bref, elle leur dit adieu, mais resta profondément édifiée par tout ce qu’elle avait vu. J’eus l’occasion de lire sa correspondance subséquente avec les Anciens, Frederick Evans et Antoinette Doolittle, qui lui avaient signifié, comme eussent pu le faire les prudens directeurs d’une communauté catholique, qu’elle ne possédait pas la vocation. Elle avait noté pendant son séjour quelques-uns de leurs chants, les airs sur lesquels ils dansent dans de religieux transports, à l’exemple de David devant l’arche. Combien de fois l’ai-je priée de me jouer un bel andante, la marche d’entrée dans le temple, à laquelle son talent musical devait avoir ajouté ce qui fait défaut à la dictée sans art des esprits ! Elle avait rapporté aussi un chant délicieux et vraiment angélique, venant elle ne sut jamais d’où et qui, entendu, disait-elle, dans un demi-sommeil, l’avait tirée de maladie. Mais la partie la plus frappante de l’aventure, c’est que son passage parmi ces héritiers yankees des Esséniens contribua par la suite à faire entrer une protestante de race et de conviction dans la religion catholique. Elle revint en France préparée pour la vie de couvent, glissade l’intimité des Shakers à celle de religieuses Augustines et reçut le baptême des mains du Père Gratry, qui dut faire assurément la remarque que le vont de la grâce souffle

  1. Philosophie chrétienne : Étude sur Antoinette Bourignon, 1 vol. ; Sandoz et Fischbacher, 1876.