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Bersheim était dans les bras d’Anine. Tous trois se regardèrent.

— D’Avol s’est échappé, dit Bersheim. À l’heure qu’il est, il a dû atteindre la frontière !

Le cœur de Du Breuil battit à se rompre. Quoi ! d’Avol a franchi les lignes prussiennes ! Il pourra de nouveau servir, se battre !… Sa pensée s’enflamme de jalousie et de haine. Le récit de Bersheim l’enthousiasme et le glace : d’Avol a passé, dans un coup d’audacieuse folie… Suivi de loin par la voiture, il s’en est allé, à travers champs, à travers bois. À vingt kilomètres de Metz, deux uhlans lui ont barré la route, demandant en vertu de quelle autorisation il s’éloignait ainsi de la place. Pour toute réponse, d’Avol tend à l’un d’eux un imprimé, et, tandis que le Prussien cherche à lire, il saisit un revolver dans ses fontes et lui brûle la cervelle. L’autre uhlan se sauve. D’Avol, éperonnant son cheval, file à toute bride…

Le drame s’est passé sous les yeux de Bersheim. On l’interroge sur son retard. Un accident, une roue cassée. Il avait fallu rentrer à Noisseville, trouver un charron… Maurice entra, suivi par Mme Bersheim qui s’élançait au cou de son mari. Accablé de questions, il dut raconter de nouveau l’évasion de d’Avol, écoutée par le jeune sous-lieutenant avec des yeux luisans ; puis il se lamenta sur l’état de la ferme dont il ne restait que les murs calcinés. Une seule vision hantait, pourchassait Du Breuil : d’Avol cassant la tête au uhlan, et passant !… De l’envier, parce qu’il avait réussi, il le haïssait encore plus.

Au salon, vint annoncer Lisbeth, M. Krudger, Sohier, Mme Le Martrois, Gustave attendaient. Bersheim recommença ses doléances. Il dit la désolation de la terre, fermes en ruines, jardins éventrés, arbres sciés sur pied, vignobles saccagés. De cinq ou six ans, ils ne pourraient rien produire. Tout le vin qui existait dans les caves était bu ou perdu, bestiaux, grains, fourrages, meubles, literie, les Prussiens avaient tout pillé, dans leur dévastation systématique… Son indignation s’élevait en mots amers. Pendant qu’on réparait la voiture à Noisseville, il avait dans la charrette d’un paysan exploré les environs, voulant constater l’existence de cette triple ceinture d’ouvrages ennemis dont Bazaine avait répandu naguère à dessein le détail et les plans… Mais va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! Les fameuses batteries de Sainte-Barbe se réduisaient à une simple tranchée-abri.

M. Krudger ricana :