Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/429

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
423
LE DÉSASTRE.

— Te rappelles-tu, mon pauvre Casimir, au ministère de la Guerre, ce jour où tu venais apporter des pièces ?

Il revoyait leur rencontre et il se reprocha le jugement défavorable qu’il avait porté alors sur son cousin. Comme depuis, il avait appris à le connaître, à l’estimer ! Il ne le jugeait plus vulgaire, malgré ses mains épaisses et ses souliers à clous.

— Que de grosses épaulettes ! dit Védel.

— C’est le train des généraux et de l'état-major, répondit Du Breuil.

Et tandis qu’il échangeait des saluts et des poignées de main, il éprouvait une amertume immense à voir se croiser, s’agiter ces hommes à figure énergique, tout grisonnans ou déjà blancs, quelques-uns secs et tannés, vieux africains agiles, d’autres gros et las, engourdis dans le bien-être des subdivisions de province, ou fatigués par une vie mondaine, officiers de cour, habitués de l’Opéra. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie avaient dans leur démarche un peu cagneuse quelque chose de brusque. Les généraux d’infanterie, d’état-major, paraissaient plus lourds. Au milieu de leurs aides de camp, visages et corps alertes, tous ces chefs, qu’ils fussent jeunes ou vieux, portaient, sous leur képi à feuilles de chêne d’or, l’orgueil du commandement dans leurs yeux froids. Si quelques-uns pliaient l’épaule comme sous le poids d’une écrasante responsabilité, beaucoup se redressaient, affrontant le passé et songeant à l’avenir. Beaucoup avaient fait tout leur devoir et pouvaient se dire irréprochables. Leurs franches, leurs rudes figures, pétries de douleur et de résignation, avaient, ce jour-là, une sorte de noblesse plus frappante, et cet éclat qui vient de l’âme. Silencieux, Du Breuil et Védel les contemplaient, pensant aux devoirs des chefs, à la charge d’âmes terrible qu’ils assument, ces maîtres de la vie et de l’honneur des soldats ! Ils les nommaient au passage, et leur âme se réchauffait à l’espoir que plusieurs d’entre eux, un jour lointain ou proche, les conduiraient à la revanche. S’ils en voyaient un forcé de s’approcher des officiers prussiens qui réglaient le départ, ils le plaignaient. Certains se tenaient à l’écart, entourés de leurs aides de camp. D’autres, le verbe haut, le regard sec, donnaient des ordres, comme s’ils commandaient encore. Mais chez tous, malgré le soin visible de paraître dignes, c’étaient parfois des regards de rage, un ricanement amer. Boisjol, en apercevant Du Breuil, lui tourna le dos. Chenot se voûtait, emmitouflé dans