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Quand, d’un bout à l’autre de l’immense convoi, chacun eut dévoré son affliction, le train se remit en marche.

Quelques minutes après, il stoppait encore.

— Qu’y a-t-il ? demandait cette fois Du Breuil.

Laune ne répondait pas ; son visage restait invisible, mais ses épaules tremblaient convulsivement.

Charlys s’était précipité. Il poussa un cri farouche :

— Oh ! nos drapeaux !

Du lireuil, Jacquemère, Floppe s’écrasèrent pour voir. Tout le long du train, courait ce cri ardent et désespéré : « Nos drapeaux, nos drapeaux !… » Devant la façade du château de Frescaty, une longue et large pelouse s’étendait jusqu’à la voie ferrée ; et là, sur deux rangs, dressant une avenue de gloire, tous les drapeaux étaient plantés. Un fantassin prussien, tranquillement, montait la garde. Les aigles au sommet des hampes ouvraient leur vol. Les haillons de soie glorieuse, où s’inscrivaient en flamboiemens d’or les fastes des régimens, pendaient inertes. Quelques-uns, portant la croix à la cravate, semblaient plus fiers que d’autres. Dans les plis des trois couleurs resplendissaient le sang des morts et le ciel bleu de la patrie. L’âme de la Révolution, les triomphes des deux Empires palpitaient dans ces loques sublimes.

— Cinquante-trois aigles ! compta Charlys.

— Non, dit Floppe. Quarante et une ! c’est le chiffre officiel.

Charlys ricana :

— Comptez vous-même ! Bazaine n’en est pas à douze drapeaux près ! Il a fait bonne mesure !… à la pelle !… au tas !…

Il se tordit les mains. Laune avalait ses larmes. Floppe grinça :

— Ils sont plus forts que nous !… Cette cruauté de mise en scène, ce raffinement d’injure…

Du Breuil releva la tête.

Ces drapeaux, l’ennemi les avait-il conquis dans la bataille ? Non !… Bazaine, pour les livrer, avait dû faire assaut de ruse. Et ceux qui avaient échappé, brûlés ou lacérés, narguaient de leur absence l’humiliation des survivans !… Cette rangée d’aigles n’était que du matériel aveugle, insensible… qu’importait aux vaincus ?… On pouvait de ces lambeaux profanés souffleter les généraux de l’exil ; on pouvait, sur les routes boueuses, semer nos soldats jusqu’au fond de l’Allemagne. Tous les Français qui étaient