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LE DÉSASTRE.

semblable de supposer que ces maréchaux et ces généraux eussent senti quelque pitié devant les faces innombrables de leurs soldats, les faces jaunes et hâves, sur lesquelles ils pouvaient lire une anxiété si étrange ?… Hélas ! quel manque de perspicacité, quel triste aveuglement, en ce cas ! S’être laissé acculer de la sorte !

Car le malheur, pensaient Du Breuil, Restaud, Laune, bien d’autres, est que ces considérations humaines, justifiables si l’on voulait oublier quels arrière-mobiles personnels s’y mêlaient, reposaient sur une bulle de savon. Que Bismarck la crevât d’un souffle, tout s’évanouissait. L’ennemi, fidèle à sa tactique, aurait gagné du temps, et l’armée du Rhin, roulant sur la pente par le seul poids de ses chevaux morts et de ses hommes sans force, se réveillerait au fond du sépulcre.

Le 13, on attendait Boyer dans la soirée. Quelle probabilité cependant qu’il pût revenir sitôt ? Du Breuil, retenu par son service, n’eut tout le jour pour distraction que les interminables conversations de ses voisins : il en était écœuré. D’avance, il savait ce que chacun allait dire ; les manies, les tics de tous lui étaient familiers. Massoli, qui crachotait, l’exaspérait, autant que Francastel, louchant avec satisfaction sur ses moustaches en croc. Tristes heures, à entendre, à regarder tomber la pluie. Elle dévidait à perte d’horizon son écheveau de fils gris ; on entendait le sanglot des gouttières dégorgées. Et Du Breuil songeait aux bivouacs gluans, aux petites tentes percées, aux soldats couchés sur une paille devenue fumier, à ceux qui, pour trouver du bois, saccageaient les dernières charpentes, à ceux qui, observant un armistice tacite, blottis dans les fossés d’avant-postes, regardaient, sous leur capuchon pointu, les casques ennemis également immobiles dans un lointain de brume et d’eau.

Il se disait : « Qu’est-ce que je fais ici ? Comme les autres, j’attends le retour de Boyer, ainsi que j’ai attendu celui de Bourbaki. » Il se représentait le voyage du conseiller intime de Bazaine : quelles émotions pouvait ressentir un général français, à traverser son pays mis à feu et à sang, sous la conduite du gardien courtois, mais inflexible, qui l’empêchait d’échanger la moindre parole avec ses compatriotes ? Sans doute, il préparait les argumens, les paroles persuasives qui allécheraient le vieux Guillaume et ses dogues soupçonneux, Moltke et Bismarck. Et malgré lui, Du Breuil subissait une impression pénible. Boyer semblait trop, vrai-