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française, et combien sont-ils qui auraient pu redire alors avec l’auteur de la Damnation de Faust, quand il découvrit le chef-d’œuvre inspirateur : « Le merveilleux livre me fascina de prime abord ; je ne le quittais plus, je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout !... » Berlioz mit l’œuvre en musique ; Delacroix l’illustra. Les commentaires furent nombreux et variés. Victor Hugo loua l’auteur, dans la préface de Cromwell, d’avoir « fait ramper Méphistophélès autour de Faust », et d’avoir donné à Don Juan, « qui est le corps », un pendant en la personne de son héros, « qui est l’esprit ». D’autres cherchèrent le sens plus profond du livre. George Sand, tout en l’admirant fort, se plaignit seulement de n’y trouver aucun sentiment religieux. Elle reprocha à Gœthe de n’avoir pas su faire briller dans son œuvre « un rayon céleste » et professa que « dans ce poème magnifique où rien ne manque d’ailleurs, quelque chose manque essentiellement : c’est le secret du cœur de Faust. » — N’est-ce pas le fait des très grandes œuvres de provoquer de tels commentaires et de prêter des argumens à tous ceux qui cherchent sincèrement et laborieusement un renouvellement de l’art ?

Et en effet, le chef-d’œuvre de Gœthe, — l’un des premiers grands livres étrangers qui aient agi sur nos romantiques, — a exercé une multiple et diverse influence parmi nous. Par sa forme très libre et souple, il a offert un modèle difficile, mais admirable, de cet art qui procède, non par une suite de tableaux logiquement enchaînés, mais par une juxtaposition de scènes sans rapport évident entre elles et reliées seulement par une même idée intérieure : la Damnation de Berlioz, l’Albertus de Théophile Gautier, le curieux et incomplet Ahasvérus de Quinet. Par l’élément surnaturel qui y tient tant de place, il a donné l’essor, — la remarque est de George Sand, — au drame ou au roman fantastique, drame en vers ou roman poétique : de Faust procèdent, dans une large mesure, et la Peau de chagrin et Seraphitus. Enfin, en tant que poème philosophique, il a préparé la voie, quoique de loin, à Lamartine ou à Vigny. Et je ne voudrais pas affirmer, certes, que nos romantiques ont pleinement saisi, et du premier coup, toute la philosophie du poème ; — George Sand ne s’obstine-t-elle pas à voir en Faust « le frère aîné du splénétique et dédaigneux Werther » ? — mais n’est-ce rien que d’avoir deviné, même sans y pénétrer assez avant, la portée de l’œuvre et d’en avoir entrevu le merveilleux symbolisme ?