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le plus souvent aux yeux peu exercés. Le public, incapable de discerner ce qui est licite de ce qui est illicite, confond, dans son indulgence ou dans sa sévérité, les opérations les plus légitimes avec les plus coupables. Il flétrit tout, impitoyablement, ou il excuse tout, lâchement ; encore faut-il lui pardonner, s’il ne prend pas le succès comme règle de ses jugemens, admirant qui réussit, condamnant qui échoue. Pour beaucoup, pas d’autre règle, car, selon le mot d’un cynique, le scandale passé, l’argent reste.


I

La spéculation, il faut le dire, n’a guère d’autre frein que ses périls. Comme son grand attrait est la facilité apparente et la rapidité des gains, ce qui la retient ou la modère, c’est la soudaineté et l’étendue des pertes. A cet égard, les crises de Bourse sont salutaires ; elles nous donnent, brusquement, la seule leçon que comprenne la cupidité de nos contemporains. Après chaque crise, après chaque krach, le public redevient prudent, les capitaux se font timides, parfois pusillanimes. En ce sens, on pourrait dire que la spéculation porte en elle-même son correctif ; ses excès ne tardent guère à recevoir leur châtiment. A la Bourse, les fortunes les plus rapides sont celles qui croulent le plus vite. Les premières victimes sont d’habitude les novices, les gens du dehors, grands ou petits, les hommes du monde, les clubmen, les châtelains, les joueurs de salon, grisés par la hausse, qui veulent être de la fête et se précipitent à la Bourse, comme ils courent à un rendez-vous de chasse, avides « de tirer, eux aussi, leur coup de fusil », croyant qu’il n’y a qu’à faire feu en l’air, comme au hasard, pour abattre une grosse pièce. Ceux-là sont presque toujours voués à perdre ; ils arrivent trop tard sur un marché trop chargé ; ils expient durement leur imprudence ; les plus sages acceptent la leçon et n’y reviennent plus. A la Bourse, en effet, tout excès en un sens amène, tôt ou tard, une réaction en sens opposé ; la baisse succède à la hausse, et le « boom » aboutit au « krach ». Si dur qu’il soit pour ceux qu’il frappe, le krach a son utilité, comme il a sa moralité. Il rappelle le public à la sagesse et la spéculation à la raison. Il nettoie le marché et le débarrasse des parasites ; il sépare le bon grain de l’ivraie et les affaires sérieuses de celles qui ne le sont pas. Le plus singulier, c’est que le public, qui acclame volontiers la hausse, qui exulte tant qu’il