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Mais rien n’est caractéristique, à ce point de vue, comme les relations réciproques des deux armées ennemies. Sitôt le combat fini, nordistes et sudistes, fédéraux et confédérés se retrouvent camarades. On fraternise d’un camp à l’autre, en attendant une nouvelle occasion de s’entre-tuer. « Un matin, raconte le général Porter, Grant partit en avant avec quelques officiers de son état-major, pour reconnaître la position des lignes ennemies. Quand il arriva en vue de la crique de Chattanooga, qui séparait nos piquets de ceux des confédérés, il nous ordonna de l’attendre et s’avança seul, supposant qu’il pourrait ainsi éviter le risque d’attirer l’attention. Les deux armées avaient convenu de prendre cette crique pour limite de leurs campemens, et chacune des deux pouvait abreuver ses chevaux dans le fleuve, à cet endroit, sans avoir à craindre le feu de l’ennemi. Or il arriva qu’une de nos sentinelles reconnut Grant, et s’écria, suivant la consigne : « Présentez les armes au général en chef ! » L’ennemi, sur l’autre rive, entendit le cri, et s’écria, à son tour : « Présentez les armes au général Grant ! » La plaisanterie fut trouvée excellente, et dès l’instant d’après nous vîmes tout un corps de confédérés présentant gravement les armes à notre général. Celui-ci, d’ailleurs, ne mit pas moins de gravité à leur rendre leur salut. » Et le narrateur ajoute : « Nous savions bien que notre guerre était une guerre civile, mais tant de civilité était plus que nous ne pouvions espérer. »

Une autre fois, c’est le récit d’une entrevue de Grant avec un prisonnier sudiste. « Vers six heures et demie du matin, un général de l’armée ennemie s’approcha de notre groupe. Ses vêtemens étaient couverts de boue, une balle avait transpercé son chapeau de feutre, et du trou qu’elle avait fait jaillissait une touffe de cheveux, qui faisait ressembler notre visiteur à un chef indien. Le général Meade le considéra avec attention un moment ; puis, marchant vers lui, lui saisit la main et s’écria : « Hé ! général, comment allez-vous ? » Il se retourna ensuite vers le général en chef et lui dit : « Général Grant, je vous présente le général Johnson, Edmond Johnson. » Grant serra affectueusement la main du prisonnier, lui disant : — Ah ! comme il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés ! — Oui, fit Johnson, il y a bien longtemps, et je ne m’attendais pas à vous retrouver dans de telles circonstances. — C’est un des mille tristes hasards de la guerre, — répliqua Grant. Il lui offrit un cigare, l’installa à sa place dans son fauteuil, près du feu : « Mettez-vous là et ne vous tourmentez pas : nous saurons bien nous arranger pour vous rendre votre séjour aussi plaisant que possible. »