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l’effet manque ; les députés entourent Lucien, le bousculent, essaient de le jeter à bas de la tribune. Un piquet de grenadiers entre et le dégage. Il sort.

Cependant Bonaparte, dans le palais, apprend que le décret de proscription va être voté. Il pâlit. « Général Bonaparte, cela n’est pas correct ! » disait, le soir, Montrond. Mais Sieyès argumente : « Ils vous mettent hors la loi, dit-il au général. Ils y sont. » Bonaparte avait assez attendu. L’heure de la force était venue. Il met l’épée à la main et crie par les fenêtres : « Aux armes ! » Il descend dans la cour, saute à cheval et se présente aux troupes. C’est l’instant solennel, la crise de la journée. Il faut se rappeler ici la scène fameuse du 2 juin 1793 : la Convention, son président en tête, sommant la garde nationale de se disperser, et Henriot, le sabre à la main, répondant par ce mot qui dicta la mort des Girondins : « Canonniers, à vos pièces ! » et la Convention avait reculé. La troupe marchera-t-elle ? Sérurier allait, de rang en rang, répétant qu’on avait voulu assassiner le général, que des misérables, soldés par l’Angleterre, avaient levé sur lui le poignard. La loi, depuis des années que les factions la violent, les unes contre les autres, a perdu sa majesté ; l’affection, au contraire, des soldats pour leurs chefs a grandi dans les épreuves de sept années de guerre. Pourtant, les soldats hésitent : ce sont les grenadiers du Corps législatif, et il s’agit pour eux d’agir contre le corps qu’ils ont charge de protéger. Ces braves gens ne pouvaient être déliés de leur scrupule, tirés de ce cas de conscience que par quelque exorcisme sacré. Il y avait, dans le répertoire révolutionnaire, un vieux sophisme qui avait servi à décapiter la Convention, et naguère encore à fructidoriser les Conseils. Lucien s’en souvint à propos.

C’était le moment où il sortait de la salle : « Un cheval pour moi, s’écrie-t-il, et un roulement de tambours ! » Il monte en selle, le silence se fait. Il invoque sa qualité de président des Cinq cents ; il fait appel au respect des troupes pour l’autorité civile ; il peint le Conseil opprimé par les factieux, délibérant sous les poignards ; il requiert les grenadiers du Corps législatif : les factieux veulent mettre Bonaparte hors la loi ; qu’on les expulse, et que les députés délibèrent en paix sur le salut de la patrie ! Les grenadiers hésitent encore. Bonaparte s’emporte : « Suivez-moi ! suivez-moi ! Je suis le dieu du jour ! Si l’on vous résiste, tuez, tuez ! » Ils ne bougent pas. Lucien fait taire son frère, saisit une