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comme à moi, que j’aie le droit de m’enrôler parmi les fidèles de ces deux arts sublimes, les ayant suivis si longtemps et si humblement au milieu de tant d’amertume ? »

Le père se rendit, consentant à tout ce que son fils voudrait faire et l’aidant avec générosité dans la faible mesure de ses moyens. Pendant six ans, Sidney Lanier garda sa place dans les concerts Peabody ; en même temps, il envoyait aux Magazines des vers qui choquaient les idées préconçues d’un public médiocrement artiste. Comme sa femme s’en inquiétait, doutant parfois de sa vocation, il lui écrivit dans le style spontanément précieux et alambiqué qui était le sien. « Je te ferai une confession de foi, te disant en paroles à toi, mon moi le plus cher, ce que je ne dis pas à mon moins cher moi, sauf par le sentiment. Sache donc que ces déceptions étaient inévitables et qu’il s’en produira d’autres jusqu’à ce que j’aie achevé de livrer la bataille qui s’impose à tout grand artiste depuis le commencement des temps… La philosophie de mes déceptions est qu’il y a trop d’habileté (cieverness) entre moi et le public. » Il énumère tous les génies méconnus qui ont eu le même sort, puis il reprend : « Je t’écris ceci, parce que chaque jour je me représente ma femme se représentant son mari las, malheureux, découragé, et parce que je ne veux pas que tu t’affliges sans motif. Sans doute, j’ai mes peines très aiguës, plus aiguës momentanément que je ne voudrais le laisser voir à personne ; cependant je remercie Dieu qui permet qu’une connaissance chaque jour croissante de lui et de moi-même nie fasse un firmament de bleu imperturbable dans lequel se dissolvent très vite tous les nuages. J’ai voulu te dire ceci plusieurs fois déjà, mais il n’est pas facile de s’amener à parler ainsi de soi, même à ce qu’on a en soi de plus cher. N’aie donc pas de craintes ni d’anxiétés à cause de moi ; considère toutes mes épreuves simplement comme le témoignage que l’art n’a pas d’ennemi plus impitoyable que ce qu’on appelle le métier[1]. Peu importe que j’échoue ; l’échec en cette affaire ne signifie pas grand’chose : « Que mon nom soit flétri, que la France soit libre ! » disait Danton. Ce qui, interprété pour mon compte, peut se traduire : « Que mon nom périsse, la poésie est de la bonne « poésie et la musique est de la bonne musique, et la beauté

  1. Ce jugement de Lanier est satisfaisant pour ceux qui savent l’abus qu’on fait en Angleterre et en Amérique du mot de cleverness, résumant habileté et savoir-faire.