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au moins originale, le contraire ayant été si souvent ressassé avec ou sans conviction. Une autre originalité de Lanier, c’est le choix de ses sujets ; il ne sacrifia jamais aux fictions mythologiques, il n’emprunta rien à la fable, mais toutes les principales questions modernes, métaphysiques et sociales ont trouvé place dans certains de ses poèmes. Et il y fait aussi entrer la science très largement, ce qui ne l’empêche pas de penser comme Verlaine :


De la musique avant toute chose,
De la musique encore et toujours.


C’est sous forme de Symphonie qu’il maudit le mercantilisme, après avoir longuement réfléchi sans doute au mal que produit dans le monde l’esprit de trafic :


O trafic, trafic, que ne meurs-tu !
Notre temps a besoin d’amour,


Et tous les instrumens à cordes jettent le gémissement du malheureux qu’étrangle l’esprit des affaires. Personnifiés, selon un procédé dont le poète a l’habitude, la flûte aux notes veloutées, le cor franc et hardi, le hautbois ingénu, les sages bassons se répondent. Il y a une strophe plaintive et vibrante de la clarinette sur la vente des fleurs et la vente des femmes qui déguise un reproche au mariage d’argent.


Ecoutez, Madame, si vous vendez j’achète. — Cœur pour cœur, l’affaire est faite. — Eh quoi, vous pleurez ?…

Honte sur ceux-là. Je voudrais que l’amant s’écriât en toute humilité généreuse : O bien-aimée, — Je ne sais si ton cœur accueillera mon cœur, — Je ne demande pas que ton amour réponde à mon amour. — Quelque mot que prononce ta bouche adorée, — Je baiserai la réponse, que ce soit oui ou non, — Mais je sais que je t’aime et je te prie — De me laisser être ton chevalier jusqu’à mon dernier jour ! —


Cette Symphonie était une étude qui devait servir à son grand poème de la Jacquerie, une œuvre qu’il porta en lui toute sa vie sans parvenir à l’exécuter : la Jacquerie lui représentait la première apparition des appétits du peuple dans la civilisation moderne. « Les paysans apprirent des potentats du commerce flamand qu’un homme, sans être né grand seigneur, pouvait le devenir par la richesse ; et le commerce surgit, renversant la chevalerie. Depuis quatre cents ans, il a pris possession du monde civilisé, contrôlé toute chose, interprété la Bible, guidé par ses maximes notre vie sociale et individuelle. L’oppression qu’il exerce sur l’existence