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Il s’agit de ce comte de Thorane (ainsi l’appellerons-nous provisoirement) dont il est longuement parlé au livre III de Dichtung und Wahrheit, qui vint, au cours de la guerre de Sept ans, prendre logement durant plusieurs années chez le père de Gœthe. Il est surtout célèbre chez nos voisins pour s’être, un certain soir, pris d’une terrible querelle avec le respectable conseiller, et avoir failli le faire écrouer au poste de police. La présence d’esprit d’un brave voisin et la générosité naturelle du comte prévinrent à temps ce scandale. On en a fait en Allemagne une pièce de théâtre, un drame patriotique.

La dispute n’était pourtant pas dans les goûts de ce militaire : c’était plutôt un méditatif, un mélancolique. C’était en outre, comme le rapporte Gœthe, un déterminé amateur d’art. Nous allons apprendre à le bien connaître, et par la même occasion, nous contrôlerons la véracité de l’auteur de Faust, grâce à cette insatiable soif de documens qui, en notre âge avide de savoir, caractérise les recherches de critique littéraire.


I

Il faut, pour l’intelligence de ce qui suivra, que le lecteur ait présent à la pensée le récit de Gœthe, ce qui n’est pas trop supposer sans doute des lecteurs de la Revue : cependant, comme il pourrait se faire qu’à l’un ou à l’autre ce livre III fût quelque peu sorti de l’esprit, je m’en vais le rappeler, tantôt en le résumant, tantôt en me servant des propres termes du narrateur. Même ceux qui connaissent ces jolies scènes, devenues classiques de l’autre côté du Rhin, ne seront peut-être pas fâchés de s’en rafraîchir la mémoire.

Les habitans de Francfort avaient joui, durant une longue paix et sous la protection de leur libre constitution, d’une série d’années calmes et heureuses, quand ils furent réveillés de leur repos par les premières secousses de la guerre de Sept ans. Quoique la petite république fût bien décidée à rester neutre, se considérant comme n’ayant rien à voir dans la querelle de la Prusse et de l’Autriche, les gens prévoyans comprirent bientôt qu’on ne pourrait s’empêcher de ressentir le contre-coup de la crise. Passages de troupes, occupation militaire, bataille dans les environs, on avait tout à craindre, surtout depuis que la France, cette proche voisine, en se déclarant pour l’Autriche, s’était jetée dans la mêlée. Les esprits étaient donc fort émus : chacun, suivant ses