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couronne ; quand, par bonheur, il trouve de fidèles alliés qui dépensent pour lui leur argent et leur sang, ils ne veulent seulement pas supporter pour leur compte la plus faible charge !…

DIENE. — Rien qu’un sursis…

THORANE. — Non : point de sursis ! Il y a des choses où l’on ne peut aller trop vite.

DIENE. — Eh bien, l’ordre que vous avez donné est juste ! C’est le lieutenant royal qui a parlé ! Mais je m’adresse au comte de Thorane. Qu’il veuille bien se souvenir de ce qu’il se doit à lui-même… Pardonnez, et tout le monde louera votre grandeur d’âme !

THORANE. — Je vous ai déjà écouté trop longtemps. Finissez !

DIENE. — Encore un seul mot ! Il est vrai que le maître de la maison s’est oublié. Mais la femme, les enfans vous ont reçu comme un des leurs ! Vous allez détruire la paix et le bonheur d’une famille. Remportez encore cette victoire sur vous-même. Elle tournera à votre éternelle gloire.

THORANE. — Mon éternelle gloire ! Voilà qui serait curieux…

DIENE. — Rien de plus vrai. Je ne vous ai pas envoyé la femme ni les enfans, — ils se jetteraient à vos pieds, — mais je sais que vous n’aimez pas ces sortes de scènes. Mais la femme, en se souvenant, sa vie durant, de la bataille de Bergen, se souviendra de votre grandeur d’âme ; elle en parlera à ses enfans. Les étrangers le sauront : la postérité ne pourra l’oublier.

THORANE. — Vous ne vous y prenez pas bien, monsieur le négociateur. Je n’ai rien avoir avec la postérité ; ces choses-là sont faites pour d’autres que pour moi. Remplir mon devoir, ne jamais manquer à l’honneur, voilà ma part et mon lot. Mais nous avons déjà trop échangé de paroles : allez, — et dites à ces ingrats que je leur pardonne…

Gœthe ajoute que l’interlocuteur, surpris, saisi par ce dénouement inattendu, ne put retenir ses larmes : il voulut baiser les mains du comte. Mais celui-ci le congédia rapidement et disparut.


Cet épisode, qui forme le point culminant du récit de Gœthe, ne mit pas fin au séjour de Thorane. Seulement on crut s’apercevoir que l’humeur du comte s’assombrissait : il vaquait toujours aux devoirs de sa charge avec ponctualité, mais, dit Gœthe, on voyait qu’il n’y mettait plus le même entrain. Son irritabilité augmentait : il eut un duel, qu’il s’était attiré à la comédie, et