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où il fut blessé, de sorte que ses chefs lui reprochèrent de s’être mis, lui qui était chargé de faire respecter les règlemens, dans un cas défendu par la loi.

Il resta encore un an, passant de longues heures dans son atelier, à considérer ses tableaux, à les ranger dans un certain ordre, à les déplacer, à les ranger encore. Il ne cessait de les examiner, se réjouissant à mainte reprise des parties qu’il trouvait réussies, exprimant pour d’autres ses regrets et ses critiques. Enfin, après une dernière opération, que Gœthe raconte tout au long, et qui faillit le brouiller finalement avec ses artistes, les caisses furent emballées et expédiées à leur destination. Bientôt après, le gouverneur partit lui-même, étant appelé à un autre poste. Il prit congé de ses peintres, qu’il récompensa richement, et de la famille de ses hôtes, dont il se sépara en bonne amitié.

Ici s’arrête le récit de Dichtung und Wahrheit. Gœthe ajoute seulement qu’on apprit que le comte de Thorane avait exercé encore différentes charges, mais sans en avoir, à ce qu’on disait, grande satisfaction. Il écrivit plusieurs fois, envoya encore des mesures, commanda quelques travaux supplémentaires. Puis on n’entendit plus rien : au bout de quelques années, le bruit courut qu’il était mort aux Indes occidentales, gouverneur de l’une des colonies françaises.


II

D’innombrables lecteurs se sont délectés depuis quatre-vingts ans à ce récit, qui forme dans la biographie de Gœthe comme un agréable intermède. Ils ont dû se demander ce qu’il y avait là-dedans de réel, car cet officier français qui nous est dépeint d’une parfaite courtoisie avec ses hôtes, rigide sur l’honneur, terrible dans ses colères, mais au fond doux et généreux, ressemble un peu à la mise en action d’une de ces images coloriées, où l’on voit des personnages en uniforme figurer l’état militaire des nations de l’Europe. Ainsi en a jugé le poète Gutzkow, qui, en transportant le lieutenant de roi sur la scène, n’a pas craint de compléter le personnage au moyen de traits empruntés aux officiers de l’empire. Vérifier l’exactitude du récit ? cela ne paraissait point possible, et cela semblait même peu désirable. Qui pouvait dire ce qui se cachait derrière ces souvenirs d’enfant,