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Mais ce soldat débonnaire avait des idées très arrêtées sur toute chose, et ses principes lui étant infiniment chers, il aurait voulu les graver à jamais dans le cerveau et le cœur de ses enfans. Luthérien zélé et convaincu, il se plaignait que son fils Henri, qui avait le goût de l’indépendance et des opinions particulières, prît de grandes libertés avec les dogmes. Il lui adressait de vives représentations à ce sujet, le sermonnait, le catéchisait ; son fils écoutait ses leçons avec déférence et l’assurait qu’il ne demandait pas mieux que de croire pour un être agréable, que malheureusement on ne croit pas à volonté.

A la vérité, ce fils à la fois respectueux et récalcitrant ne se piquait point d’être un incrédule, un esprit fort. Treitschke ne s’est jamais senti de l’attrait pour les spéculations métaphysiques. Le 19 mai 1862, quand Leipzig fêta le centième anniversaire de la naissance de Fichte, ce fut lui qui porta la parole et célébra les louanges de ce grand penseur. Mais la doctrine de Fichte le laissait fort indifférent, il réservait son admiration à l’ardent patriote qui, en 1813, avait exhorté ses étudians à s’enrôler pour délivrer l’Allemagne de la tyrannie étrangère.

Peu m’importe sa philosophie, disait Treitschke. Il ne me persuadera jamais de mourir comme lui au monde, et jamais je ne consentirai à ne voir dans une jolie fille que mon simple non-moi. » Un de nos socialistes les plus en vue a déclaré, dans un temps où il s’amusait à des jeux plus innocens, que quiconque n’a pas médité le Gorgias de Platon ne sera jamais qu’un homme fort incomplet. Treitschke n’avait médité ni le Gorgias, ni aucun système de philosophie ancienne ou moderne, et peut-être est-il bon d’avoir dans sa jeunesse, ne fût-ce que pour peu de temps, épousé les opinions d’un grand philosophe. Ce mariage dût-il être suivi d’un divorce, on a contracté l’habitude de regarder les choses humaines avec une sérénité olympienne, de haut et de loin, un peu à la façon d’un habitant de Sirius. Rien n’est plus propre à apaiser les troubles de l’esprit, et ce n’est pas mauvais pour un historien.

Treitschke n’avait pas d’autre philosophie qu’un rationalisme mal dégrossi et une sincère aversion pour le culte catholique et pour le principe d’autorité. Son père n’était pas content ; ne pouvant le désarmer par ses soumissions, ce protestant à gros grain s’était engagé du moins à ne jamais se permettre aucune plaisanterie sur des sujets sacrés. Quand le vieux général le pressait un peu, le mettait en demeure de s’expliquer sur ses croyances, il répondait : « Je crois à l’immortalité de l’action, qu’elle soit exécutée par un Périclès, un Mahomet