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évolutive finisse quelque jour par nous rendre. Au point de vue descriptif, analytique, ou, si je l’ose dire, tout simplement énumératif et statistique, elle substituera ce que l’on appelle le point de vue généalogique. Il y a une filiation des œuvres, et en tout temps, en littérature comme en art, ce qui pèse du poids le plus lourd sur le présent, c’est le passé. Mais tandis que, comme dans la nature, on croirait que le semblable engendre toujours le semblable, il n’en est rien, et l’évolution suit son cours ; de même, tandis qu’on ne croit aussi qu’imiter ou reproduire le passé, un sourd mouvement s’opère dans les profondeurs de la vie, dont on ne voit rien paraître à la surface, qui n’en agit pas moins, et dont on est un jour tout étonné d’être obligé de reconnaître qu’en l’espace de quelques années il a tout renouvelé, tout transformé, tout acheminé du semblable au contraire. Essayer de saisir et de déterminer la nature, la direction, la force, le caractère de ce mouvement, tel est l’objet que se propose la méthode évolutive ; et elle y tend en littérature par les mêmes moyens qu’en histoire naturelle. Car en vain nous dit-on qu’en art ou en littérature il n’y a que des « individus » ! C’est une erreur, ou du moins il faut s’expliquer. Si nous étions plus modestes, nous saurions combien il y a peu de chose en chacun de nous, qui soit nous, de nous, et à nous. Mais quand nous serions plus originaux, n’est-il pas vrai qu’on ne saurait se former une juste idée de Molière, par exemple, je ne dis pas sans en avoir une de son œuvre entière, cela va sans dire, et du « milieu » dans lequel il a vécu, pour lequel il a écrit, mais je dis de ses prédécesseurs, de ses contemporains, et de ses successeurs dans l’histoire de la comédie ? Molière, si grand qu’il puisse être, n’est pas Molière à lui tout seul et en soi, pour ainsi parler, il ne l’est, il n’est vraiment lui, il n’est tout à fait lui, que par rapport à Scarron, à Desmarets, à Corneille, à Mairet et généralement à tous ceux qui ont essayé avant lui d’écrire le Misanthrope ou le Malade imaginaire, s’ils l’eussent pu ! Son mérite ne peut être senti, son génie ne peut être apprécié que par rapport à ceux qui ont tenté, de son temps, la même œuvre que lui, Poisson, Hauteroche, Montfleury, Boursault et vingt autres. Et on ne peut enfin lui rendre une justice entière, que par rapport à ses successeurs, c’est-à-dire si l’on sait combien un Dancourt, un Dufresny, un Regnard, un Lesage, un Destouches ont eu de peine à dégager, de la tradition qu’il leur avait léguée, leur peu d’originalité. C’est ce que j’appelle, dans l’histoire de la littérature et de