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brusques, — la tendance du néo-darwinisme est de recourir plus volontiers au second.

Nous avions donc raison de prétendre que, bien loin de mettre en danger ce que l’on continue de dire qu’elle y mettrait, la doctrine évolutive, tout au contraire, le préserve et le sauve. Dans une science dont les lois étaient posées, enseignées, affirmées comme universelles, et par suite comme immuables, l’hypothèse de la sélection naturelle a réintégré la notion de l’exception ou du cas individuel[1]. Elle exige qu’il y ait, non seulement de la « liberté », mais de l’imprévu, mais du caprice, mais de l’accident, et, ainsi qu’on disait autrefois, du « cas fortuit » dans l’évolution des genres. Et c’est bien pourquoi, quelques années après la publication du livre de Darwin, quand un certain « naturalisme » voulut s’emparer de la doctrine pour la dénaturer, tout son effort se porta sur la sélection naturelle. On revint à Lamarck ; on essaya de rendre à l’action du « milieu », des conditions ambiantes », des « grandes pressions environnantes », l’influence que Darwin était précisément venu leur enlever. On feignit de croire qu’avec sa sélection il s’était payé d’un mot sonore et vide ! Mais l’hypothèse n’en demeura pas moins acquise à la science, et je ne crois pas que l’on soit près d’y renoncer encore. Elle explique trop de faits ! Elle en relie surtout entre eux un trop grand nombre ! Elle a renouvelé trop profondément les méthodes ! Et pourquoi ne le dirions-nous pas ? Elle a fait aussi la part qu’il faut décidément qu’on fasse non pas peut-être au « mystère », — puisque ce mot offense nos superbes oreilles, — ou à l’irrationnel, mais du moins à la « contingence », dans le peu que nous connaissons du système de la nature. Allons plus loin ! et disons que c’est même là ce que l’hypothèse a de plus « scientifique », si nous n’avons sans doute pas résolu le problème de l’univers ; s’il faut laisser quelque chose à faire à ceux qui viendront à nous ; et s’il n’y a rien de plus « scientifique », à vrai dire, que de savoir douter, suspendre son jugement, et enfin ignorer où il faut. Initium sapientiæ... La résolution d’ignorer beaucoup de choses est le commencement de la science.

Autre raison, non moins « scientifique », de s’attacher à l’hypothèse de l’évolution : elle s’oppose à l’une des théories les plus fausses qui règnent encore parmi nous, et jusque dans les esprits

  1. Voy. Em. Boutroux, De la Contingence des lois de la nature.