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de nos politiciens : c’est la théorie du progrès continu. « L’histoire et la géologie, avait dit Darwin lui-même, nous montrent quel rôle l’extinction a joué dans l’histoire du monde » ; et, en un autre endroit : « En dépit du progrès de l’organisation, les formes inférieures et simples persistent longtemps, lorsqu’elles sont bien adaptées aux conditions peu complexes de leur existence. » On a démontré depuis lors que, dans l’histoire du monde, et même dans l’histoire d’une espèce donnée, la perte pouvait être aussi fréquente, aussi « naturelle » que le gain physiologique ; et, tout récemment, n’écrivait-on pas tout un livre sur l’Évolution régressive[1] ? On a discuté « l’hérédité des caractères acquis », et on a très bien fait voir que, s’il y en avait quelques-uns que les générateurs transmettent à leurs descendans, il y en avait d’autres, et de plus nombreux, ou de plus importans peut-être, qui ne s’héritent pas, qui disparaissent comme ils ont apparu, sans qu’on en puisse dire le pourquoi ni même le comment. On a encore établi qu’en de certaines conditions le bien de l’individu, et celui de l’espèce, pouvaient consister à perdre ou à échanger ceux de leurs caractères qu’on eût crus « le plus avantageux ». Et si toutes ces observations sont vraies en histoire naturelle, qui ne voit qu’elles s’appliquent bien mieux encore aux affaires humaines ? et surtout à l’histoire de la littérature et de l’art ? C’est à nous autres hommes qu’il est souvent « avantageux » d’avoir moins d’esprit que de bon sens, et telle est bien la signification du vers devenu proverbial :


Quand ils ont tant d’esprit, les enfans vivent peu.


Il était même proverbe avant qu’on en eût fait un vers ! C’est le fils de Racine et celui de Corneille qui « n’héritent pas » du génie de leur père. C’est dans l’histoire de la littérature et de l’art qu’on voit des « évolutions régressives », quand l’école des Carrache, par exemple, succède à celles de Titien, de Michel-Ange et de Raphaël. C’est ici qu’on voit persister les « formes inférieures », l’image d’Épinal ou la chanson de nourrice, « parce qu’elles sont bien adaptées à des conditions d’existence peu complexes », je veux dire à des exigences qui sont celles du développement de l’être humain ; et c’est surtout ici, non moins manifestement qu’en histoire et en géologie, « que l’extinction joue son rôle. »

  1. Voyez l’Évolution régressive en biologie et en sociologie, par MM. J. Demoort, J. Massart et Em. Vandervelde ; Paris, 1897, F. Alcan.