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de plus près la question. Est-ce que c’est moi qui ai suggéré à Ronsard d’intituler ses presque dernières œuvres : Discours des misères de ce temps ? et de s’y souvenir des Philippiques ou des Catilinaires plus souvent que de Properce ou de Tibulle ? Est-ce que c’est moi qui ai persuadé, dans son livre sur la Doctrine de Malherbe, à M. Ferdinand Brunot, d’écrire que « Malherbe avait tué le lyrisme » ? Est-ce que c’est moi qui ai inventé qu’à mesure que le lyrisme perdait de son pouvoir au XVIIe siècle, l’éloquence de la chaire s’enrichissait de ses pertes ? Est-ce que c’est ma faute, — je veux dire une illusion qui me soit particulière et personnelle, — si Massillon, survenant après Bossuet et Bourdaloue, n’est plus, selon le mot de Nisard, que le « rhéteur de la chaire » ? Est-ce que c’est moi qui ai imaginé de mettre l’essence du lyrisme dans la poésie personnelle ; et de qui sont donc ces paroles : « La littérature poétique des Hébreux est essentiellement, nous pourrions dire exclusivement subjective. C’est toujours l’individualité du poète qui s’y prononce et s’y dessine ; ce sont ses propres pensées, ses sentimens, ses aspirations qu’il veut faire parler... Le génie des Hébreux, comme celui des Sémites, n’a produit ni drame ni épopée, deux genres dans lesquels la personnalité du poète s’efface pour vivre de la vie d’autrui » ? Elles sont d’Edouard Reuss, le savant traducteur de la Bible, dans son Introduction à ces Psaumes qu’on nous oppose toujours comme étant le type même d’une poésie lyrique impersonnelle. Et est-ce qu’enfin c’est moi qui ai voulu, par une espèce de caprice ou de fantaisie, que l’éloquence et le lyrisme reparussent à la fois dans la prose de la Nouvelle Héloïse ? Mais si ce n’est pas moi, qu’y a-t-il donc de « personnel » dans la théorie que j’ai proposée de l’évolution de la poésie lyrique ? et s’il n’y a rien là qui me soit personnel, on entend ce que je voulais dire. La grande utilité de la méthode évolutive sera, dans l’avenir, d’expulser de l’histoire de la littérature et de l’art ce qu’elles contiennent encore de « subjectif », et, ainsi, de conférer aux jugemens de la critique l’autorité qu’on leur a refusée jusqu’ici.

— Et alors, dira quelqu’un, nous n’aurons plus le droit d’aimer ce qui nous fera plaisir ? — Oh ! le « droit », si ! vous l’aurez toujours : n’avons-nous pas tous aujourd’hui tous les droits ? Mais le public apprendra peut-être à distinguer entre ses plaisirs ; et distinguer entre nos plaisirs, nous en faire nous-mêmes les juges, pour les condamner au besoin, c’est le principe de la dignité personnelle,