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c’est le principe de l’esthétique ; c’est le principe aussi de la morale. Assez et trop longtemps la critique s’est ressentie de ses origines, qui n’ont rien de très noble[1]. Son objet n’a guère été, jusqu’à Sainte-Beuve, tout en maintenant de son mieux quelques principes de goût très généraux, très vagues, très incertains, que d’opposer la personnalité du critique à celle des auteurs qu’il choisissait pour en parler. C’est ce que nous voyons, encore aujourd’hui, se produire trop souvent. On ne juge point du fond, mais seulement de l’apparence des œuvres, et on n’a de raison d’en juger que l’impression qu’on a éprouvée à les lire. Cette manière d’entendre la critique s’est étendue à l’histoire, et Sainte-Beuve lui-même dans ses Lundis, comme Nisard dans son Histoire de la Littérature française, n’ont exprimé que des opinions absolument personnelles. « Vous me parlez de la critique dans votre dernière lettre, écrivait un jour Flaubert à George Sand, et vous me dites qu’elle disparaîtra prochainement. Je crois au contraire qu’elle est tout au plus à son aurore. » Et un peu plus loin : « Ce qui m’indigne tous les jours, c’est de voir mettre au même rang un chef-d’œuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands, rien n’est plus bête ni plus immoral. » C’était aussi l’avis de Taine, et cette « aurore de la critique, » c’est dans son œuvre qu’on l’a vue se lever. L’histoire naturelle et l’histoire de l’homme sont deux choses, qu’il ne faut pas confondre, mais entre lesquelles Taine a compris qu’on ne saurait creuser un abîme. J’ai tâché de montrer dans les pages qui précèdent qu’elles se rejoignaient, ou, pour mieux dire, qu’elles communiquaient par l’intermédiaire de la doctrine évolutive ; et, comme ce n’est pas précisément cette idée que l’on repousse, mais les conséquences que l’on craint d’en voir sortir, j’ai tâché de montrer que ces conséquences ne procédaient pas du tout de la doctrine évolutive, mais tout au contraire de ce que l’on méconnaît également l’esprit de la doctrine et les exigences nouvelles de l’histoire de la littérature et de l’art.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez sur ce point : Burckhardt, la Civilisation en Italie au temps de la Renaissance.