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d’un poème d’Allingham, il s’apercevait avec épouvante que sa gravure était inutilisable. « J’ai malheureusement oublié, écrit-il, de dessiner la scène en sens inverse, de telle sorte que, à l’impression, tous les personnages se trouvent gauchers. » Il n’avait pas la moindre notion des proportions, ni du relief, ni de la perspective. Et cette ignorance n’était point chez lui, comme chez tels peintres anglais ou français, l’effet d’un parti pris, ni de l’oubli de règles jugées sans valeur : c’était une ignorance naturelle, foncière, et dont le malheureux ne semble point s’être jamais rendu compte. Tout au plus se disait-il que les vrais « préraphaélites », les peintres italiens d’avant Raphaël, n’avaient guère connu davantage les proportions ni la perspective ; et, fort de cette certitude ingénue, il s’extasiait devant les étonnans dessins de Miss Siddal, son élève favorite, des dessins où les maisons étaient à peine plus grandes que les personnages, où les figures semblaient découpées dans des morceaux de bois, où il n’y avait ni une bouche, ni un œil, ni une main qui fussent à peu près à leur place normale.


Il y aurait ainsi à tirer, des lettres de Rossetti, plus d’un renseignement sur les sources, les limites, et la véritable nature de son talent. Mais plus précieux encore sont les renseignemens qu’elles nous fournissent sur son caractère, et c’est à ce point de vue surtout qu’elles ont un extrême intérêt. Car le caractère de Rossetti était toujours, jusqu’à présent, resté assez obscur : non que les amis du peintre-poète se fussent fait faute de vouloir nous l’expliquer, mais leurs explications elles-mêmes s’étaient trouvées si confuses, et souvent si contradictoires, qu’elles n’avaient servi qu’à renforcer nos doutes. Ou plutôt quelques-uns des amis de Rossetti nous avaient parlé de lui en termes fort clairs, mais c’était pour nous le représenter comme un mauvais compagnon, capricieux, exigeant, intéressé, ne voyant dans l’amitié qu’une occasion de profits matériels.

L’Écossais William Bell Scott, en particulier, ce peintre-poète que Carlyle prenait pour un imprimeur, nous avait laissé de Rossetti, dans ses Souvenirs, un portrait des plus défavorables, dont maintes anecdotes, venues d’ailleurs, avaient paru ensuite nous confirmer l’exactitude. Rossetti s’était toujours brouillé avec tous ses amis, cela était trop certain ; il avait toujours emprunté de l’argent à ceux de ses amis qui en avaient, cela encore ne faisait point de doute, ni non plus qu’il avait mis plus d’empressement à l’emprunter qu’à le rendre. Nous savions aussi qu’il s’entendait à vendre cher ses tableaux, et que même il les vendait volontiers à quatre ou cinq personnes différentes, sauf à ne les livrer