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qu’au dernier acheteur. Parlant ici de son rôle dans le mouvement préraphaélite, M. de la Sizeranne ne pouvait s’empêcher de constater chez lui cet extraordinaire mélange de mysticisme et d’instinct commercial. Il nous montrait Ruskin achetant des aquarelles à Rossetti avec une munificence « qui faisait un peu trop oublier au peintre la haute inspiration du critique pour n’apprécier que la fortune de l’amateur. » Et il nous rappelait enfin un autre trait, bien fâcheux en effet, de la vie de Rossetti, « jetant d’abord dans le cercueil de sa femme tous ses manuscrits, puis, après sept ans, changeant d’avis, procédant à une lamentable et épouvantable cérémonie, reprenant le manuscrit enterré avec la morte, et en tirant de magnifiques rentes en livres sterling. »

Tout cela, hélas ! n’est que trop vrai, et non seulement on ne trouve, dans les lettres à Allingham, rien qui le contredise, mais on y trouve même une foule de détails qui, à première vue, semblent faits pour aggraver encore cette mauvaise impression. Que penser, par exemple, d’un fils qui vient de perdre son père et qui, une heure après, écrit à son ami pour le charger d’une commission auprès d’un éditeur ? Que penser d’un artiste qui se préoccupe avant tout du prix qu’il pourra exiger, tant des marchands de tableaux que des éditeurs, et qui, ayant repris dans le cercueil de sa femme le manuscrit de ses poèmes, demande à tous ses amis de préparer d’avance des articles louangeurs, pour que le volume se trouve « lancé » dès sa mise en vente ?

Si cependant, après avoir relevé ces tristes détails, on essaie de dégager des lettres de Rossetti un portrait d’ensemble, on ne tarde pas avoir apparaître une figure fort originale encore, étrangement mêlée de qualités et de défauts, mais au total assez sympathique, ou en tous pas plus digne de pitié que de colère. On s’aperçoit d’abord que, âpre comme il était à se procurer de l’argent, Rossetti mettait la même ardeur à le dépenser. Sa vie entière s’est passée dans un embarras d’argent continuel ; et jamais cet embarras n’a été plus grand qu’aux dernières années, où il gagnait 3 000 livres par an, et se plaignait à Allingham d’avoir à peine de quoi manger à sa faim. Il jetait l’argent plutôt qu’il ne le dépensait, achetant au Jardin Zoologique des bêtes bizarres dont il n’avait que faire, louant des maisons qu’il n’habitait pas, souscrivant des traites à des taux fantastiques. Mais toute sa vie aussi il donnait, à de plus pauvres que lui, une grosse partie de l’argent qui lui tombait dans les mains. Il se faisait payer ses aquarelles aussi cher qu’il le pouvait par Ruskin, William Bell Scott, et tous ses amis riches ; mais à peine en avait-il touché le prix qu’il le distribuait sans rien garder pour soi-même. A toutes les pages de sa correspondance