Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/950

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec Allingham on retrouve la trace de cette générosité. Tantôt il écrit à son ami : « Je tiens l’œil ouvert sur toutes les personnes que je sais atteintes de la funeste habitude d’acheter des tableaux, de façon à pouvoir les mettre en demeure, le moment venu, de faire l’acquisition d’un Millais ou d’un Boyce. » En 1860, retournant à Londres de son voyage de noces, il apprend, par un journal, la mort subite d’un homme de lettres nommé Brough, qu’il connaissait à peine, mais qu’il savait pauvre, et père de deux enfans. Il a malheureusement dépensé à Paris tout l’argent qu’il avait ; mais il songe que sa femme a des bijoux qui valent bien quelques livres ; il court aussitôt les engager chez un prêteur, puis porte l’argent à la veuve de Brough, et c’est ensuite seulement que, sans un sou en poche, il rentre chez lui avec sa jeune femme.

Encore ces nombreux traits débouté ne sont-ils pas aussi touchans, ni d’une signification aussi décisive, que les jugemens portés par Rossetti, tout au long de ses lettres, sur ses confrères les peintres et les poètes. J’ai dit plus haut combien ces jugemens étaient peu motivés ; mais il n’y en a pas un qui ne soit un éloge, un véritable cri d’enthousiasme, proféré avec une joie ingénue et vibrante. On sent que ce grand enfant n’était pas plus ménager de son cœur que de sa bourse, toujours prêt à l’admiration comme il l’était à la charité. En vain on chercherait, dans ses lettres, une ombre de jalousie ou de mauvaise humeur, tant à l’égard de ses amis que de ses rivaux. J’ai cité le passage où, à court d’argent lui-même, il parlait de ses efforts pour faire vendre les tableaux de Millais et de Boyce. Quelque temps après, c’est Leighton qu’il exalte. Il a vu de ce jeune peintre, à la Royal Academy, un grand tableau qui a un succès énorme auprès du public, et qui sert de prétexte à de nouvelles attaques contre le groupe préraphaélite. « Je l’ai d’abord trouvé sans intérêt, écrit-il, mais en le revoyant j’y ai découvert une remarquable richesse d’arrangement, l’instinct de la couleur, et le sentiment de la beauté féminine. » Sur Browning, sur Tennyson, il ne tarit pas en éloges : il parle de ces deux poètes avec l’humilité d’un obscur écolier. Les moindres articles de Ruskin lui paraissent des monumens de science et de poésie. Il écrit, le 7 mars 1856, qu’il vient de rencontrer an jeune peintre nommé Burne Jones, « un des compagnons les mieux doués du pays des rêves ». Six mois plus tard il déclare que ce Jones, et un de ses camarades, William Morris, sont, « chacun à leur manière, des êtres prodigieux ». Il ajoute que « Jones fait des dessins qui rendent honteux, à force de beauté », et qu’avant peu de temps sa gloire et son génie feront oublier tous les autres. Quant à Morris, « il écrit les plus beaux