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années, légua à sa ville natale la demeure de ses ancêtres, avec les meubles précieux, les tableaux des grands maîtres, tous les trésors accumulés d’une race opulente, éprise d’art et de beauté. Là vint au monde, en septembre 1739, une petite fille, dont bon nombre de ses concitoyens durent, au jour de sa naissance, envier la future destinée.

Marie-Catherine, — c’est le nom qu’elle reçut au baptême[1], — était la fille et l’unique héritière du marquis Joseph de Brignole-Sale, descendant et frère de doge[2], possesseur d’une fortune évaluée à 1 900 000 livres de rente, époux d’une patricienne de noblesse égale à la sienne[3], dont le renom d’ « éclatante beauté » s’étendait des bords méditerranéens jusqu’aux rives de la Seine. À ce don de la beauté, précieux et redoutable, la marquise de Brignole joignait un esprit étendu, brillant et vif, une rare culture intellectuelle, une sorte d’ « éloquence » qui coulait naturellement de ses lèvres et achevait de séduire ceux qu’avaient d’abord attirés les grâces de son visage. Parlant et écrivant le français aussi purement que sa propre langue, elle se plaisait à faire, presque chaque année, de longs séjours à Paris. Elle y fréquentait tour à tour les cénacles littéraires et les centres mondains, passait de la société des gens de cour aux salons de Mme Geoffrin et de Mme du Deffand, et, dans ces différens milieux, remportait partout un succès dont jouissait son orgueil. L’enfance de Marie-Catherine s’écoula tout entière entre ces deux patries, l’Italie et la France, dont elle n’aurait su dire plus tard laquelle était la plus près de son cœur. Les détails font défaut sur ce début de sa vie. Tout ce qu’on en peut savoir est qu’élevée dans le luxe, pourvue des meilleurs maîtres, entourée de soins minutieux, choyée comme une enfant unique, il lui manqua, dès ce premier âge, le bienfait sans lequel, chez les grands comme chez les humbles, il n’est point de jeunesse heureuse : la paisible douceur d’un intérieur familialement uni. Mme de Brignole, spirituelle et charmante telle que je viens de la dépeindre, gâtait ces qualités par une humeur hautaine, emportée, impatiente de toute contrainte, qu’elle dissimulait au public, et dont elle réservait l’effet à ceux qui vivaient auprès d’elle. Le marquis, homme

  1. Célébré, le 17 septembre 1739, en l’église Saint-Frémon de Gênes.
  2. Gian Francesco de Brignole (1695-1760), frère du marquis, fut élu doge de Gênes le 4 mai 1746, et conserva ces fonctions jusqu’en 1749, où il fut nommé sénateur à vie.
  3. Elle était née Anna Balbi, et appartenait aussi à une famille de doges.