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conséquent, replace l’économie dans la sociologie et dans la philosophie, pour la soumettre à l’idée du droit. »

Certes, les économistes sont loin de nier l’existence de la justice, mais ils se la figurent trop sous la forme d’un rapport entre des individus ou entre des produits dus au travail de ces individus. La justice n’est plus alors pour eux qu’une règle d’échange ; elle est toute commutative, comme disaient les anciens. Par une abstraction contraire à la réalité, les individus qui échangent leurs produits sont isolés de tout milieu, notamment du grand milieu social, et, par conséquent, la justice s’épuise tout entière dans leurs rapports individuels, sans que le reste de la collectivité ait rien à y voir. A cet individualisme on donne le nom de libéralisme, parce qu’on suppose, — toujours en vertu de la même abstraction, — que les individus laissés en présence l’un de l’autre pour échanger leurs produits sont absolument libres, sans autre loi qui s’impose de la part de la société que la loi d’équivalence entre les produits dans un marché librement consenti de part et d’autre.

En vertu de ces principes, beaucoup d’économistes soutiennent que le travail n’est qu’une « marchandise ; » que le patron ne doit rien de plus à l’ouvrier que le « salaire ; » qu’une fois le travail livré par l’un, payé par l’autre, tout est fini juridiquement entre eux. A l’ouvrier, si bon lui semble, de s’assurer contre les éventualités de la vie, vieillesse, maladie et le reste, sans que le patron ou la société s’arroge le droit d’exercer sur lui une protection qui risquerait de ressembler à une tutelle, sinon à un asservissement ! Et certes, au sens purement économique, le travail est une marchandise, rien de plus ; comme toute autre marchandise, il est envoyé sur le marché pour être acheté et vendu à sa valeur échangeable. Mais, dans le sens sociologique, moral et religieux, le travail représente, selon l’expression de Taylor, les énergies accumulées de créatures vivantes et sentantes, entre lesquelles il y a une solidarité nécessaire. De plus, ces énergies vivantes font elles-mêmes partie d’un organisme plus vaste, en dehors duquel elles ne sauraient vivre, et qui est la société entière, avec sa solidarité enveloppant tous ses membres, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir. On a donc eu raison de répondre aux individualistes que, sous le rapport de la justice, tout n’est pas fini entre le patron et l’ouvrier après la livraison de la main-d’œuvre et son paiement. Ce ne sont pas là deux étrangers, « comme un marchand