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III

Au-dessus de ces deux extrêmes, économisme individualiste des Anglais et économisme collectiviste des Allemands, qui finissent par se toucher, s’élève l’idéalisme moral et social, traditionnel en France. Il prend pour point de départ non plus la conception naturaliste des intérêts et de leur conflit, mais l’idée morale de la justice et celle de la solidarité qui en est inséparable. Le point de vue de l’individualisme anglais a été manifestement dépassé, celui du collectivisme allemand ne tardera pas à l’être.

Le premier progrès, accompli depuis un certain nombre d’années, a été d’abandonner la vieille conception de la liberté telle qu’on la trouvait dans l’école économiste ; conception négative et formelle, puisqu’elle consistait à supprimer simplement les obstacles légaux. On disait alors que l’ouvrier est libre de travailler ou de ne pas travailler. De plus en plus, on a vu prévaloir une notion positive et concrète de la liberté, conçue comme un pouvoir effectif, non comme une simple suppression d’obstacles extérieurs et en quelque sorte mécaniques.

Le second progrès, inséparable du précédent, a été la conception d’une égalité réelle et non plus nominale entre les deux termes du contrat de travail. Le siècle qui va finir a été caractérisé par une distinction profonde entre la classe des capitalistes et celle des travailleurs salariés ; le travailleur isolé, avec sa liberté trop négative, s’est trouvé alors dans des conditions évidentes d’inégalité vis-à-vis du maître. Il ne pouvait ni réserver son offre de bras pour attendre des circonstances plus favorables, ni transporter son offre de bras sur le point le plus avantageux du marché. La loi de l’offre et de la demande opérant dans ces conditions, il est clair que le jeu en était altéré par les « lois naturelles » de la vie : le contrat de travail n’avait plus que l’apparence d’un consentement réciproque. Aussi a-t-on compris de plus en plus que, quand il s’agit de personnes et non pas seulement de choses, le progrès de la législation consiste en grande partie à empêcher « qu’un droit à quelque chose puisse devenir un droit sur quelqu’un[1]. » On a compris aussi la nécessité de ne

  1. M. Belot, Revue Philosophique, nov. 1896.