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faire reposer ni sur le seul principe d’autorité, ni sur le seul principe de liberté individuelle, les relations de patron à ouvrier, mais d’introduire entre eux l’idée du contrat et de l’équité dans le contrat. Non seulement donc il est juste d’assurer au contrat de louage, dont la liberté n’est guère aujourd’hui qu’un idéal, une liberté de plus en plus réelle ; mais il faut déterminer d’une manière précise le concours des facteurs dans l’œuvre de la production et appliquer à chacun sa vraie part. Telle est la « justice, » ainsi que l’esprit français la conçoit. Il ne s’agit plus d’un devoir de charité indéterminé et, selon l’heureuse expression d’un écrivain catholique, « élastique comme les consciences auxquelles on le signale, sans compte à rendre qu’à Dieu seul ; » il s’agit d’un devoir obligatoire de justice pure et stricte.

Le troisième progrès des doctrines, enfin, a été la conception d’une fraternité autre que celle qui repose sur un pur sentiment, d’une fraternité identique à la justice sociale. Il y a une justice de liberté, qui veut que l’on respecte le développement de ma personnalité individuelle ; il y a une justice d’égalité, qui veut que les hommes les plus inégaux par ailleurs soient traités de même pour les actes de même valeur ; mais il y a aussi une justice de solidarité, trop méconnue, qui veut que, faisant partie d’un même tout, réagissant l’un sur l’autre, ne pouvant agir dans la vie sociale sans que mes actions aient une répercussion en autrui, je prenne en considération le bien des autres en même temps que mon bien propre. Quand j’agis, mon acte retentit en vous, en vertu de la solidarité qui nous lie ; dès lors, mon acte volontaire devient, comme on l’a dit, « un acte involontaire de votre vie. » Or, si nous vivons en partie dans la vie des autres, il en résulte que les autres, subissant les conséquences de notre conduite, ont un droit par rapport à nous. Il n’est donc que « juste, » au fond, de se proposer pour fin le tout dont nous sommes parties. C’est cette justice de solidarité dont la charité pure était une application encore trop vague, arbitraire, incertaine, et qui, dans nos sociétés modernes, sous le nom de justice sociale, doit aboutir à des obligations précises.

Le devoir de justice sociale dérive encore d’autres considérations. La société ne doit-elle absolument rien à ceux de ses membres qui sont restés plus ou moins longtemps exclus de certains biens communs ? Le droit positif, en se constituant historiquement au profit de tels ou tels hommes, de telles ou telles